«Un dictateur n’est qu’une fiction. Son pouvoir se dissémine en réalité entre de nombreux sous-dictateurs anonymes et irresponsables dont la tyrannie et la corruption deviennent bientôt insupportables». Gustave Le Bon (1918)
Hier et demain. Pensées brèves.
Le dernier rapport annuel publié en octobre 2010 par l’ONG Transparency International laisse apparaître une amélioration de la notation de la Tunisie en matière de corruption. L’Indice de Perception de la Corruption (IPC) perçoit les niveaux de corruption dans le secteur public d’un pays donné. Cet indice varie de 0 (pays gangrenés par la corruption) à 10 (pays réputés pour leur incorruptibilité). La Tunisie a glané 6 places au classement pour se placer à la 59ème position mondiale avec un indice de perception de la corruption de 4,3 sur 10, devançant même des pays occidentaux tels que l’Italie (3,9) et la Grèce (3,5); la France n’a qu’une note de 6,8
Dans l’IPC 2010, le Danemark, la Nouvelle-Zélande et Singapour se retrouvent en haut du classement avec un score de 9,3. L’Afghanistan et le Myanmar (Birmanie) se partagent l’avant-dernière place avec un score de 1,4. La Somalie arrive dernière avec 1,1.
La corruption, à l’instar de la bonne gouvernance, la démocratie, la liberté, la citoyenneté etc., est à la mode. Certains nouveaux ‘observateurs’ découvrent cette pratique. Pourtant, malgré toutes les dérives et les dépassements d’avant le 14 janvier, nous n’avons cessé à l’IACE (Institut arabe des chefs d’entreprise) de l’évoquer et d’en parler, parfois même il est vrai à travers un langage codé.
De quoi parle-t-on exactement?
Selon Transparency International, la corruption consiste en l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privées. Pour la Banque mondiale, la corruption consiste à «utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel». La Commission des communautés européennes avance que «la corruption est liée à tout abus de pouvoir ou toute irrégularité commis dans un processus de décision en échange d’une incitation ou d’un avantage indu».
Toutes ces définitions mettent l’accent sur le caractère illicite et illégal de la corruption.
À l’origine, l’expression «donner un pot-de-vin» apparaît au début du XVIe siècle avec une connotation très innocente qui signifiait simplement «donner un pourboire». Au fil du temps, cette tradition a pris une connotation plus péjorative et est devenue synonyme d’illégalité et de corruption. La valeur de ce «pot» a pris une valeur beaucoup plus conséquente, qu’elle soit monétaire ou matérielle, désignée par le terme «corruption». Toute dérive commence par un dépassement insignifiant, la corruption au départ n’était qu’une simple gratification et une petite marque d’attention, pour se transformer, telle une boule de neige, en un terrible fardeau et en une source de souffrance et de pauvreté pour des nations entières. Méfiance!
La corruption a différents visages. La Banque mondiale retient les dessous de tables, la fraude, l’extorsion, le favoritisme et le détournement de fonds comme formes de corruption.
Toujours selon la BM, il y a deux types de corruption: la grande corruption -apanage des décideurs politiques qui créent des lois et utilisent leur position officielle pour promouvoir leur bien être, leur statut personnel et la situation de leurs proches-, et la petite corruption qui est la corruption bureaucratique dans l’administration publique. Mais la corruption ne concerne pas que le secteur public, elle concerne également le secteur privé.
La corruption en Tunisie
Lutter contre la grande corruption ne devrait pas être une tâche insurmontable. La Tunisie pourra mettre en place un système de surveillance et de veille, qui supervisera et les hommes politiques et les hommes d’affaires. Il sera toujours question d’empêcher les connections malhonnêtes et les liaisons dangereuses entre le pouvoir et l’argent. Un homme politique a et aura toujours les yeux braqués sur lui, une malversation, un «pot de vin», ou bien une tricherie ne passeront jamais inaperçus. Néanmoins, la difficulté réside dans la petite corruption qui concerne une plus grande partie de la population, où il sera plus difficile de l’endiguer. La Tunisie devra agir pour améliorer ses systèmes de contrôle et de vigilance, améliorer l’organisation administrative, éradiquer la bureaucratie (origine de tous les maux et de tous les problèmes), etc. La Tunisie doit employer la tolérance zéro et pour la grande et pour la petite corruption.
Là où il y a des intérêts et de l’argent, il y a corruption
Ces dernières années, la Tunisie se targuait d’avoir un taux de croissance soutenue de l’ordre de 5%. Certains pays industrialisés atteignent à peine les 1 à 2%. Les pays qui réalisent des taux de croissance élevés peuvent aspirer à la création de l’emploi, au développement, à l’amélioration des conditions et du niveau de vie, à la progression du pouvoir d’achat, etc. Néanmoins, après le 14 Janvier, les Tunisiens se sont réveillés avec une terrible ‘gueule de bois’, le niveau de la corruption qui sévit en Tunisie est tellement énorme que ses 5% paraissent insignifiants devant ce que la Tunisie aurait pu réaliser, 9 ou 10%. Les effets négatifs de cette nouvelle ‘culture’ tunisienne sont tels que l’IDE n’a fait que baisser ces dernières années (le volume des IDE en Tunisie a régressé de 32,2% durant les 11 premiers mois de l’année 2009. Au cours de l’année 2009, les IDE ont atteint 1,972 milliard de dinars tunisiens (1,528 milliard de dollars) contre 2,999 milliards de dinars (2,324 milliards de dollars) en 2008. Les flux des IDE en Tunisie ont suivi tout au long de l’année une courbe descendante, outre la crise de 2008, la corruption et les passe-droits y sont pour beaucoup dans cette dégringolade), le chômage ne fait qu’augmenter, les inégalités se multiplient, la confiance a disparu, et la médiocrité a pris le dessus.
Les effets néfastes et dévastateurs de la corruption
Dans une étude de la Banque mondiale, où elle estime en 2001/2002 que 1 trillion de dollars auraient été détournés en pots-de-vin, plus de 150 hauts fonctionnaires et personnalités de plus de 60 pays en développement ont estimé que la corruption était le plus gros obstacle au développement et à la croissance économique dans leur pays.
Les pratiques de corruption vident les caisses de l’Etat, portent préjudice au libre-échange et découragent les investisseurs. Selon la Banque mondiale, la corruption peut réduire le taux de croissance d’un pays de 0,5 à 1% par an. En Tunisie, elle les a réduits de 4 à 5%! Les analystes du FMI ont montré que les investissements réalisés dans les pays corrompus sont inférieurs d’environ 5% à ceux réalisés dans les pays relativement non corrompus.
Selon l’agence de notation Standard and Poor’s, les investisseurs ont 50 à 100% de chances de perdre la totalité de leurs investissements dans un délai de cinq ans dans les pays connaissant divers degrés de corruption, de la petite à la grande corruption. Les investissements à long terme, les plus intéressants pour les pays, deviennent ainsi risqués et peu probables.
Il est vrai que connaître le coût réel de la corruption reste difficile à déterminer, en raison notamment du caractère illicite, obscure et discret des transactions. Dans le cadre d’une enquête menée en 2008 par Transparency International (TI) auprès de plus de 2.700 cadres dirigeants dans 26 pays, près de 2 personnes interrogées sur 5 ont déclaré avoir été invitées l’année précédente à verser des pots-de-vin au cours de leurs relations avec diverses institutions gouvernementales fournissant des prestations essentielles aux entreprises, comme les douanes et les services fiscaux, la justice, la police, les services d’enregistrement des actes et de délivrance des permis, ainsi que d’autres prestataires de services de base.
Dans le cadre d’une autre enquête menée auprès de plus de 1.000 dirigeants, près d’un sur cinq a affirmé avoir perdu un contrat en raison des pots-de-vin versés par un concurrent, et plus du tiers a estimé que le phénomène de corruption empirait. Ces résultats révèlent le degré d’usage de la corruption dans l’accès aux services et dans les marchés publics, ce qui joue sur la qualité des services et des marchés parce que ceux-ci sont attribués aux moins méritants.
Les recherches de TI ont permis de découvrir l’existence de 283 cartels internationaux privés entre 1990 et 2005 ayant contribué à faire perdre aux consommateurs à travers la surfacturation environ 300 milliards de dollars. Dans la seule année 1997, les pays en développement ont importé 54,7 milliards de dollars de marchandises issues d’un échantillon de 19 industries ayant pris part à des activités d’entente sur les prix. Selon les estimations, les pertes économiques directes dues à la surfacturation liée aux cartels internationaux pourraient, à elles seules, égaler, voire dépasser, le volume total de l’aide au développement attribuée aux pays en développement. Ces pratiques faussent non seulement les règles de la concurrence mais elles contribuent aussi à appauvrir les pays pauvres au profit de vastes réseaux.
Le coût élevé qu’entraîne la corruption des fonctionnaires encourage de nombreuses entreprises à réduire leurs obligations fiscales en ne déclarant pas la totalité de leurs ventes, coûts et masse salariale. L’Etat se voit ainsi perdre des recettes substantielles. Ce sont les pauvres qui en font les frais en payant plus d’impôts et en recevant moins de prestations sociales.
Le rôle du CTGE dans la lutte anti-corruption
Après le 14 janvier 2011, un souffle d’enthousiasme et une prise de conscience profonde semblent prendre place dans le nouveau paysage tunisien. Des associations de lutte contre la corruption ont ainsi vu le jour et des actions de sensibilisation sont à prévoir. Un esprit citoyen à saluer et à encourager. Cependant, la multiplicité de ces associations pourrait ne pas engendrer le résultat escompté. L’éparpillement des connaissances, des expertises et des efforts des uns et des autres pourrait faire perdre à tout le monde l’efficacité recherchée. De ce fait, l’IACE ne peut que se réjouir de travailler et de coopérer avec toutes les parties susceptibles de contribuer à endiguer ce fléau qui n’a fait que du mal à l’économie et à la société tunisiennes. D’ailleurs, l’enquête que nous avons réalisée au sein de l’IACE en 2009, sur les pratiques commerciales, démontre sans équivoque que la corruption détruit 2 points de croissance du PIB.
Le niveau réel de la corruption en Tunisie reste méconnu. Il n’y a point de statistiques qui émanent d’études approfondies et sérieuses. Les chiffres avancés par les uns et les autres ne sont que des présomptions, des hypothèses, des suppositions qui ne peuvent être fiables à 100%. Le niveau de la corruption en Tunisie est tel qu’il touche une large partie de population, qui y va de la petite à la grande corruption. Le Centre tunisien de la gouvernance d’entreprise (CTGE), qui relève de l’IACE, se propose d’étudier le phénomène de la corruption à travers des études et des enquêtes, qui seront réalisés avec des partenaires locaux et étrangers, afin de mettre à nus les rouages de ce phénomène, l’étendue des pratiques de la corruption, ses formes, et présenter des actions correctives en vue de diminuer l’ampleur de cette pratique et pourquoi pas l’endiguer à long terme.
D’ailleurs, le CTGE lancera sous peu une étude sur la corruption, en collaboration avec plusieurs institutions internationales. Il s’agit de présenter des actions concrètes, concertées et efficaces de lutte contre la corruption qui s’inscrivent dans un cadre plus global et plus complet de mise en place de véritables mécanismes de bonne gouvernance.
Le problème de la corruption ne peut en aucun cas être amené à l’instauration d’un arsenal juridique adéquat pour sévir et traduire les coupables devant la justice. Il s’agit de prévenir la corruption. Il faut agir en aval et empêcher que cela se produise. La mise en place de procédures transparentes et limpides, l’instauration de mécanismes de contrôle efficaces et étendues, et le recours à une législation avant-gardiste en matière de lutte contre la corruption ne peuvent que contribuer à l’affaiblissement et à la réduction de la capacité de nuisance de ce phénomène.
Un observatoire permanent indépendant de lutte contre la corruption devrait être créé, des moyens humains et financiers importants devraient lui être accordés.
Parler de l’éradication de la corruption serait utopique, tant qu’il y aura des transactions, de l’argent, du pouvoir, il y a aura des âmes faibles, tentation et certainement dérives et corruption. Nul n’est parfait. Néanmoins, les efforts conjugués des uns et des autres pourraient aboutir à la diminution jusqu’à l’éradication du pouvoir de nuisance de ce fléau. L’entreprise n’est pas la seule concernée par la corruption. Bien souvent elle subit les conséquences de la propagation de ce cancer. L’entreprise peut mettre en place des structures de contrôle, des procédures de veille et de surveillance strictes et étendues, en vue de lutter contre la corruption sous toutes ses formes, mais ces efforts resteraient vains sans une prise de conscience globale et générale.
L’entreprise ne vit pas en autarcie, elle dépend de son environnement: elle dépend de l’Etat, des fournisseurs, des clients, des banques, de ses concurrents, etc., bref elle dépend de tout le monde. De ce fait, chacun doit prendre ses responsabilités.
Le CTGE a déjà pris les initiatives depuis belle lurette, et après le 14 janvier, il a pris les devants et s’est investi pleinement dans les efforts de reconstruction de l’économie tunisienne, sur des bases d’équité, d’égalité sociale, de transparence, de clarté et de justice.
Aider à combattre la corruption pour l’essor de l’entreprise tunisienne, telle est la mission du CTGE.