Le déficit de la Société Tunisienne du Sucre (STS) se creuse. Le bilan de l’exercice 2010 affiche un résultat net déficitaire de 8,177 MDT contre 5,029 MDT durant l’exercice 2009. Un résultat qui montre l’état déplorable dans lequel vit la STS depuis déjà cinq années. Il suffit de visiter son siège à Tunis pour comprendre que cette société, sous tutelle du ministère du l’Industrie et de la Technologie, se trouve dans une situation précaire.
Situé à l’avenue de la Liberté, le bâtiment a l’allure d’un immeuble déserté, aucun signe de vie n’est visible de l’extérieur. A l’intérieur, ce sont quelques fonctionnaires qui y travaillent. L’usine proprement dite est située à Béja, où se trouvent également la plupart du personnel de la société.
Nous avons rencontré Mokhtar Nefzi, son président-directeur général, qui nous a confortablement accueillis dans son bureau… chose presque inimaginable avant le 14 janvier. Par le passé, nous avions essayé à maintes reprises de contacter les responsables de ladite société, mais en vain. Même chose du côté de l’Office du commerce qui était réticent à nous fournir une quelconque information sur le sujet. Mais la révolution a libéré les langues, en attendant la libération des esprits.
Mauvais jours…
Avec une carrière de 20 ans à la STS, l’embarras se lit sur le visage de M. Nefzi. Et il y a de quoi. La société vit ces plus mauvais jours. Depuis 2006, elle n’a pas arrêté d’accumuler les pertes alors qu’auparavant l’entreprise réalisait des résultats bénéficiaires. «La STS était bien gérée. Les moyens ont été mis pour en faire une entreprise très active et ayant un positionnement très favorable sur le marché», affirme son responsable.
La flambée du cours mondial du sucre, qui a commencé depuis l’année 2006, a fait entrer la société une phase de pertes successives. Le prix du sucre étant homologué, elle n’a pu compenser les marges colossales qui provenaient des augmentations à l’échelle internationale, dues notamment à un déséquilibre entre une offre en baisse et une demande en hausse.
Il est intéressant de s’attarder, un moment, sur cette conjoncture. A l’origine de cette baisse, une pression sur le marché mondial provoquée par les trois grands producteurs qui contrôlent le marché. Jadis grand exportateur, l’Inde n’arrive plus à couvrir son marché local et est contrainte d’importer, à cause de la sécheresse. Au Brésil, une pression subsiste sur le marché à cause d’un retard dans la production. En cause également, l’utilisation de plus en plus des superficies pour la production de l’éthanol, limitant par ricochet la production du sucre.
Pour l’Union européenne, les subventions agricoles ont été mises en cause dans les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La libéralisation a engendré la suppression des subventions, ce qui met la pression sur les agriculteurs qui n’ont plus le même engouement pour la culture du sucre, et s’orientent désormais vers les céréales.
A ces circonstances s’ajoute une demande en hausse des pays asiatiques où les réserves s’épuisent, à l’instar du Pakistan et de l’Indonésie dont la demande s’élève à 1,5 million de tonnes, ce qui met une pression supplémentaire sur le marché et provoque une augmentation de la demande au niveau des marchés financiers.
Un endettement lourd…
Une situation qui a profondément affecté l’équilibre entre l’offre et la demande à l’échelle mondiale, et qui s’est reflétée évidemment sur la Tunisie. Mais face à cette crise qu’a connue la STS, l’Etat n’a pas eu recours à la Caisse générale de compensation pour couvrir le déficit. «Nous avons dû jouer, nous-mêmes, le rôle de la caisse de compensation et avons puisé dans nos propres ressources», regrette M. Nefzi. Le recours à l’endettement était donc impératif pour maintenir l’activité (endettement qui s’élève actuellement à 25 MDT). D’ailleurs, le rééchelonnement des dettes est l’une des mesures prodiguées par l’Etat que les responsables de la société estiment inévitable pour restructurer la situation financière.
Cette situation s’est aggravée avec la substitution de la STS à un sous-traitant pour le compte de l’Office de commerce, depuis 2009. Ceci a plongé la société dans une série de pertes successives, selon notre interlocuteur qui poursuit: «nous gérons l’industriel par l’aspect commercial, ce qui est contraire à notre vocation première qui est purement industrielle».
En effet, l’Office du commerce achète le sucre raffiné et emballé de la STS pour 90 millimes le kilogramme. Un prix jugé très faible. «Nous avons demandé une valeur de 160 millimes pour 2011 mais l’Office a refusé», s’indigne M. Nefzi. D’ailleurs, le chiffre d’affaires a considérablement baissé, atteignant 8,5 MDT à fin 2010 contre 80 MDT au début de sa création. Selon le bilan 2010 de la société, il est composé à concurrence de 99% des redevances facturées à l’Office du commerce en contrepartie du raffinage du sucre brut.
Toujours selon M. Nefzi, il a été proposé d’auditer les bilans de la société pour diagnostiquer réellement son état actuel, mais rien n’est fait jusqu’à maintenant. Il nous annonce qu’une étude stratégique sera lancée pour déterminer le positionnement de la société sur le marché et pour proposer des voies de sortie pour la crise dans laquelle elle se trouve aujourd’hui. Elle est en phase d’appel d’offres.
Un secteur en crise?
Il est connu que l’Office du commerce détient actuellement le monopole de l’importation et de la vente du sucre en Tunisie. On estime la quantité écoulée sur le marché à 350 mille tonnes par an, correspondant aux besoins actuels en consommation. A préciser que la Tunisie importe 100% le sucre roux. On a fait l’expérience de production du sucre à partir de la betterave, dans les années 60, mais ceci s’avérait très coûteux et l’expérience a été abandonnée.
La STS importait auparavant ses propres quantités, ce qui permettait une répartition de la production à hauteur de 60% pour l’office et 40% pour la STS. Selon Salah Zahrouni, directeur central de l’approvisionnement, la crise que connaît la Société Tunisienne du Sucre est à imputer à tout le secteur.
Il ajoute que l’Office, lui aussi, connait des difficultés financières, causées par un endettement accumulé, mais ne veut pas nous dévoiler la valeur. «Nous sommes en stand by actuellement», lance-t-il. Ce qui fait que les négociations entre l’OCT et la STS sur la subvention de raffinage (90 millimes par kg) n’ont encore rien donné. «Notre proposition n’a pas été approuvée par la société. Mais les négociations sont en cours et nous devrions nous mettre d’accord sur une valeur raisonnable pour les deux parties», indique M. Zahrouni qui reste réticent à nous dévoiler la valeur proposée par l’Office.
Il évoque des mesures prises sous l’ancien régime. Un conseil interministériel s’est tenu, le 28 décembre 2010, se rappelle-t-il, avait décidé trois mesures pour pallier à la crise de la STS.
La première consistait à octroyer une avance de 5,5 MDT à la STS pour continuer son activité «sans préciser la partie qui prendrait en charge cette mesure», note notre interlocuteur, même si l’Office qui l’appliquerait. La deuxième mesure charge l’Office de pourvoir dix cargaisons au profit de la STS, pour la période 2011-2012. Deux cargaisons ont déjà été achetées, nous affirme M. Zahrouni, et trois autres seront affectées d’ici la fin de l’année. Elle préconise aussi la constitution d’une commission qui déterminerait les besoins de l’Office en liquidité. La troisième mesure consiste en la révision de la subvention de raffinage.
Restructuration financière…
A l’évidence, ces mesures n’ont résolu en rien la situation actuelle de l’entreprise, n’ayant constitué qu’un palliatif momentané pour une crise pourtant structurelle. Pour M. Nefzi, la résolution de cette crise doit passer par une restructuration financière de la société qui consisterait à renouveler ses équipements et améliorer ses prestations. Il s’agit aussi d’investir pour l’extension de sa capacité de production, qui peut atteindre 1.000 tonnes par jour contre 650 tonnes actuellement. Pour cet objectif, l’Etat doit injecter un investissement conséquent.
Le responsable de la société tient également à souligner que la STS a été créée pour le marché local. Cette restructuration lui permettrait de couvrir une bonne partie des besoins de la Tunisie, sans recourir à l’importation. Elle permettrait également de fabriquer des produits annexes et de créer des filiales dans un projet intégré. Et le responsable de l’entreprise de suggérer la création d’un “Office du sucre“ qui réunirait les deux acteurs majeurs sur le marché, en l’occurrence la STS pour le volet industriel et l’Office du commerce pour le volet commercial ou distribution. Cet office se chargerait de l’arbitrage entre les deux parties et anticiperait les activités qui créeront de la valeur ajoutée. Ce qui contribuerait à éviter le déficit chronique.
M. Nefzi insiste aussi sur l’importance à accorder une indépendance à la STS dans ses choix stratégiques.
D’autre part, le responsable souligne que la société a un rôle social qu’elle doit préserver puisqu’elle contribue à la dynamique économique dans la région de Béja. Elle compte 500 employés, soit plus de 1.000 personnes qui vivent de cette société.
Concernant la privatisation de la STS, le dossier semble actuellement en stand by, mais tout porte à penser que n’est pas envisageable dans un proche avenir. «Ces projets stratégiques dans les régions doivent rester l’apanage de l’Etat», estime M. Nefzi.
Difficile équilibre…
De son côté, M. Zahrouni affirme que l’équilibre sera difficile à réaliser. «Il faudrait prendre en compte la réalité des prix sur l’échelle internationale et intégrer le sucre dans le processus de compensation si on veut atténuer la crise actuelle. On espère alors que les prix seraient plus raisonnables entrevoyant un possible équilibre», ajoute-t-il.
Notre interlocuteur nous montre un tableau des prix quotidiens du sucre tels qu’ils parviennent au port de Radès. Pour la journée du 9 juin 2011, par exemple, le sucre est vendu à 854 dollars la tonne, soit environ 1.175 dinars, un prix englobant le coût et le fret. «Nous perdons environ 363 dinars par tonne», précise-t-il, parce que le prix du sucre est de 970 millimes sur le marché.
D’ailleurs, la direction centrale de l’approvisionnement compte trois cadres qui suivent le cours du sucre et sont à la chasse des meilleures opportunités d’achat, connectés continuellement sur les Bourses de New York et de Londres, mais aussi à travers des revues spécialisées.
Une autre solution pourrait être envisagée. La Tunisie est considéré parmi les pays qui consomment énormément de sucre –première dans le monde arabe. Un Tunisien consomme annuellement environ 33 kilogrammes de sucre, contre une moyenne mondiale de 23 kilogrammes. Ce qui veut dire qu’une baisse de la consommation permettrait de réduire les difficultés au niveau du marché du sucre en Tunisie, puisque, selon M. Zahrouni, l’Office importerait moins et de surcroît il dépenserait moins, donc allégerait son endettement. Il nous informe que le ministère du Commerce et du Tourisme envisage de lancer une campagne de communication pour sensibiliser aux méfaits du sucre et appeler à la rationalisation de la consommation.
«Tunisie Sucre»…
Cependant, Nous ne pouvons pas parler du sucre en Tunisie sans évoquer l’affaire de la société «Tunisie sucre». Cette société a été créée en 2007 par Belhassen Trabelsi et Lotfi Abdennadher dans le Parc des activités économiques de Bizerte. Elle est actuellement sous administration judiciaire. Malheureusement, nous n’avons pas pu contacter l’administrateur judiciaire qui refuse de se prononcer pour l’instant sur l’affaire. Il a un devoir de réserve.
Cependant, certains soupçonnaient dès le début que cette société a été créée dans le but de «brader» la STS. Le marché local, assez étroit, n’ayant pas besoin d’une seconde société dans le secteur. Pour M. Nefzi, il s’agit d’un projet qui ne prend pas compte du contexte, puisque l’objectif annoncé est de se déployer sur le marché extérieur. «En Tunisie, on n’est pas capable de faire ce genre de projets puisqu’il nécessite un coût énorme et un circuit de distribution bien ficelé». Le marché maghrébin est assez saturé et sur le marché international, il est très difficile de concurrencer les traders brésiliens et européens, qui détiennent le monopole de l’exportation.
Pour l’instant, il est clair que la situation actuelle que vit notre pays nécessite de prendre des mesures structurelles. Le climat politique, encore fragile et fragilisé, influence bien évidemment la dynamique économique dans tous les secteurs. Cela n’empêche pas M. Zahrouni de se montrer optimiste. «On espère que la stabilisation du climat politique permettra de trouver des solutions efficaces pour le secteur».