Hichem Guerfali, «Les sondages tels qu’ils sont faits en Tunisie sont une offense à l’intelligence des Tunisiens»

hichem-guerfali-1.jpgDepuis la révolution, une dizaine d’instituts multiplie les sondages si bien que ceux-ci apparaissent comme des outils de connaissance et d’expression politiques. Ces sondages sont-ils inoffensifs et fiables? Qui les contrôle? Qui les paye et commande? Dans un pays sevré de libertés depuis plus de 5 décennies, les sondages apportent-ils de la visibilité ou au contraire brouillent-ils les représentations?

Entretien avec Hichem Guerfali qui ose dire tout haut ce que certains pensent tout bas. Directeur Général de 3C Etudes institut de sondages, ce professionnel estime que les sondages d’opinion politique peuvent être manipulateurs. Mal faits, biaisés, sans contexte juridique qui les cadre et sans outils de contrôle, ils pourraient phagocyter la vie politique et la démocratie naissante dans un pays fragilisé par la multiplication des partis politiques, l’immaturité des électeurs, …

WMC: Il ne se passe pas une semaine sans qu’un sondage ne soit publié. Que valent-ils ? Sont-ils fiables ? Combien de temps faut-il pour en faire un?

Hichem Guerfali : Avant de se poser cette question, je me demande pourquoi on ne met pas en question leur rôle. En a-t-on besoin dans un moment si crucial pour notre pays? En plus du fait que personne ne les vérifie, rares sont ceux qui se posent les bonnes questions quant à leur fiabilité et au respect des règles avec lesquelles ils devraient être faits. Faut-il prendre pour argent comptant des sondages sans règles?

Autrement dit, doutez-vous de leur fiabilité? Vous avez déclaré être pour leur interdiction, du moins jusqu’à la Constituante.

J’ai commencé par émettre un vœu il y a deux mois. Celui-ci consiste en un contrôle des sondages au niveau de la conception du questionnaire, de son échantillonnage, de la collecte des données et de la rédaction du rapport et du communiqué. J’ai proposé un contrôle par une commission de journalistes et de membres de la société civile formés à cette tâche.

Comme rien n’a évolué depuis, j’en appelle désormais à la publication d’un décret-loi interdisant la publication des sondages d’opinion dans les médias. Il s’agit de les limiter à l’usage privé des partis et d’autres acteurs au moins jusqu’à la date des élections de la Constituante.

Pourquoi?

Pour deux raisons essentielles. D’abord, je suis convaincu, comme une bonne partie des experts du secteur dans les pays démocratiques, qu’ils phagocytent le débat démocratique. Même quand ils sont bienfaits. La deuxième raison réside dans leur pouvoir de nuisance quand ils ne sont pas correctement faits, de surcroît dans une démocratie naissante. Or, il est malheureux de constater l’état du secteur à des exceptions près. Ces sondages sont une offense à l’intelligence des Tunisiens.

Expliquez-nous…

Les particuliers, les médias et les entreprises doutent des sondages en Tunisie depuis longtemps. Ils posent problème et font polémique. Il est étonnant qu’aucun expert n’en ait fait un diagnostic circonstancié et expliqué clairement leur vraie valeur.

Pourquoi ne pas l’avoir fait vous-mêmes alors ?

Etant nous-mêmes un institut d’études, notre position était et demeure délicate pour dénoncer les lacunes. Il n’est pas question de porter préjudice ou de calomnier des collègues. La situation est très gênante, mais c’est le métier dans son ensemble qui a été sérieusement malmené par autant de silences, de complaisances et d’abus.

De notre côté et avec des compétences à 100% tunisiennes que nous avons formées en interne, nous arrivons à tenir la dragée haute à un niveau international. Cependant, je me dois de mentionner que nous avons attiré l’attention sur certaines pratiques en 2008 mais le marché s’en accommodait.

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous taire. Des études marketing, nous sommes passés avec les mêmes pratiques aux sondages d’opinion. Cela est très dangereux pour la Tunisie. Plus personne ne doit et n’a le droit de se taire. Ça serait dangereux, voire criminel!

Justement, que faut-il dénoncer?

Un sondage est une chaîne composée d’au moins neuf maillons. Sans rentrer dans les détails techniques, disons qu’en Tunisie, à part les 2 premiers quotas (sexe et âge) qui sont très faciles à respecter, les sondages ne respectent pas clairement les règles. Bien que certains instituts annoncent respecter certains quotas comme les régions ou les milieux urbains ou citadins… on ignore quasiment tout des autres paramètres…

La plus grande des carences se situe au niveau des CSP. C’est surtout sur ce point que les défaillances sont les plus flagrantes. Construire un échantillon ne consiste pas à annoncer ce qu’on a obtenu à la fin du sondage et encore moins à respecter des taux autoproclamés. II s’agit de respecter dans l’échantillon les mêmes pourcentages qui se trouvent au sein de la population tunisienne, en se basant sur des statistiques nationales fiables. Ces CSP sont une pure invention… Ils n’existent tout simplement pas!

Pourquoi dites-vous que les sondages sont une offense à l’intelligence du Tunisien?

Il arrive tout le temps et partout que des personnes ne respectent pas la légalité, les meilleures pratiques ou la déontologie. Par contre, ce qui est offensant, c’est que ces pratiques, qui obéissent pourtant à des règles basiques, soient systématiquement violées et depuis si longtemps et sans qu’aucune voix ne se soit élevée pour dénoncer cette ignominie.

D’ailleurs, l’absence de réaction est tout aussi époustouflante! Bien au-delà des sondages, cela voudrait dire que l’on peut potentiellement raconter n’importe quoi dans n’importe quel domaine. Il suffirait d’en maquiller un peu la forme. Il suffirait de l’entourer de mystérieux acronymes. Personne ou presque ne réagit!

Mais qui contrôle les sondages? Y a-t-il une autorité qui les valide?

Pour une fois, on peut se targuer d’être l’un des pays les plus libéraux du monde. Dans les sondages, on fait ce qu’on veut et on ne risque rien. Même pas l’opprobre, si le travail n’est pas à la hauteur. Il n’y a pas de législation régissant le secteur des sondages d’opinion, ni d’organisme chargé de donner un avis et encore moins de valider les sondages publiés. Remarquez qu’il est assez difficile de valider après coup. Même dans les pays qui ont des traditions en la matière, on se limite à valider le contenu de la notice technique essentiellement.

Combien coûte un sondage d’opinion politique? Qui en sont les commanditaires? Si ce sont des partis politiques, ceux–ci peuvent-il les influencer?

Un sondage d’opinion coûte entre 10 et 14.000 dinars s’il est correctement fait par téléphone et 4 à 5 fois plus au minimum en «face à face». Les partis politiques en commandent pour leurs propres besoins. Dans ces cas là, les résultats ne sont pas toujours publiés et il n’est de l’intérêt de personne de les influencer.

Les médias commandent également des sondages d’opinion, généralement en tandem avec de grandes entreprises. Dans ces cas là, les résultats sont systématiquement publiés. La tentation d’interpréter d’une manière orientée voire de manipulation est évidemment plus grande.

Comment y voir plus clair avec les sondages concernant les partis politiques tunisiens? On remarque que dans de nombreux sondages certains partis se démarquent d’autres.

En Tunisie, c’est une hérésie que de parler de grands partis. Sans révéler de secrets, il y a un parti qui se démarque et semble plus fort que d’autre. Sauf qu’il l’est moins qu’on ne le laisse entendre. Rien que d’affirmer cela est un début d’influence.

L’impact de pareilles déclarations n’est pas négligeable sur la vie médiatique et politique tunisienne. Aujourd’hui, il faut que tous les fassent de leur mieux et que les meilleurs gagnent.

Quel est le rôle des sondages dans une démocratie naissante? En Tunisie post révolution, ils sont largement utilisés par les médias. Ne peuvent-ils pas constituer un miroir déformant au travers de questions simples ou orientées et de chiffres ronds? D’ailleurs, les medias en raffolent et ne parlent jamais de leurs risques d’influence. Pourquoi?

Il faut savoir qu’un sondage va généralement de pair avec les médias. Les médias sont la chambre d’écho des sondages et ils en sont mêmes les amplificateurs. Les médias sont friands des sondages puisqu’ils permettraient de connaître l’équilibre des forces à un instant déterminé. En fait, ils ne sont qu’une image à un instant “T“ alors qu’ils sont souvent interprétés comme une vérité portant le sceau de la «science». Ils sont perçus comme «La Vérité».

Même dans les pays démocratiques, ce sujet reste encore discutable. Sincèrement, en tant que professionnel, je considère que les sondages nuisent gravement aux démocraties naissantes.

Leur substance ainsi que l’interprétation qui en est souvent faite asphyxient les jeunes partis politiques pas ou peu connus. Ils tuent dans l’embryon des espoirs et contribuent à figer des dynamiques prêtes à procréer. Ils peuvent se rendre coupables d’empêcher la démocratie de s’émanciper.

Le public, les partis politiques, les médias et souvent même les sondeurs ne sont pas conscients de cela. Certains préfèrent ignorer cette dimension. Cela se fait d’autant plus facilement qu’il peut y avoir d’énormes intérêts économiques et politiques en jeu.

Dans quelle mesure et qui peuvent-ils influencer? Les experts penseraient-ils pour nous? Comment s’oriente un sondage?

Les sondages n’ont aucune influence sur les personnes convaincues. Celles qui ont pris leur décision de voter pour tel ou tel parti ou candidat. Ils influencent par contre une partie des personnes hésitantes et indécises. Ces personnes représentent généralement 50% des votants dans les «vieilles» démocraties, avant le scrutin.

En Tunisie, il est peu probable qu’on échappe à cette règle. Quelle est la proportion de ces hésitants et indécis? Qui sera influencée au point d’aller voter pour un candidat bien déterminé? Il est difficile de le savoir avec précision, mais ce qui est sûr, c’est que cette proportion est non négligeable. Il est fort probable qu’elle pèse autant que le parti qui a le plus de poids dans le paysage politique.

Les sondages seraient presque un parti à part entière?

L’inconvénient, c’est qu’il s’efface au dernier moment et s’offre souvent au plus offrant. Il n’est pas rare d’observer des manipulations ou des interprétations tendancieuses, surtout qu’il y a toujours matière à le faire dans le cadre de ce qu’on appelle le redressement. Celui-ci consiste à essayer de corriger le fait que certains électeurs préfèrent taire leur choix, honteux ou indicibles. En Tunisie, on n’y échappe pas.

A mon avis, le problème est même plus complexe encore, car le Tunisien n’a pas l’habitude de donner librement son opinion, sans risquer de perdre sa liberté. Bien que faisant partie des sondages d’opinion, le redressement est tout sauf scientifique. A qui le veut, il offre un boulevard d’interprétations possibles où on peut orienter à souhait, dans le sens que l’on désire. En France, c’est cela qui a amené tous les sondeurs à ne pas trouver les deux finalistes en 2002, comme souvent dans les élections précédentes. Mais les médias et les politiques sont très tolérants et oublient vite, dès lors qu’il y a moyen de faire business!