Dans l’entretien exclusif ci-dessous, le Syrien Samir Aita, directeur général du
“Monde diplomatique – Editions Arabes”, nous parle du Monde arabe au double plan
économique et financier, en général, mais aussi de la Révolution tunisienne et
ses conséquences sur le reste des pays arabes. Contrairement aux idées reçues,
M. Aita réfute l’idée selon laquelle la Tunisie est l’atelier de l’Europe, sinon
on n’aurait pas 20% de taux de chômage. Dans le même ordre d’idées, il nous
conseille, pour nos échanges, de regarder davantage dorénavant vers l’Afrique,
la Chine et l’Amérique.
WMC: Pour quelles raisons, selon vous, il n’existe pas une «école de pensée
économique arabe»?
Samir Aita: Juste, et on le regrette. Il y a eu un effet de «pensée unique» avec
un alignement sur le consensus de Washington, lui-même d’ailleurs remis en cause
après l’échec des politiques économiques dans les pays d’Amérique Latine. On
voit de-ci de-là des poussées de courants économiques tourner vers la
gouvernance ou la société civile, mais on n’en voit pas l’efficacité économique
et politique. Et et on ne voit pas comment ils pourraient inspirer le nouveau
modèle économique réclamé par tous.
Pourquoi malgré certaines fortes individualités ces espoirs ont-ils été déçus?
Dans les années 70, on a vu les grands courants marxistes, puis néoclassiques,
puis l’école monétariste dite de Chicago, puis néoclassique exister séparément.
Mais depuis les années 90, tous les gouvernements dits socialistes, y compris la
Syrie et l’Algérie, ont appliqué des plans d’ajustement structurels, donc se
ranger sous la même bannière.
Et puis, je déplore la ségrégation parmi les économistes. C’est ce qui donne
lieu à une fragmentation des associations qui n’est pas pour rassembler et
favoriser une plateforme de base.
Les chercheurs arabes produisent peu, cela joue contre eux?
Il y a de la production mais elle est très mal connue. En Tunisie on produit en
français en Syrie en arabe, en Egypte en anglais… Comment voulez-vous que
l’information circule?
Comment faire repartir la machine?
J’ai été chargé il y a deux ans des programmes de « l’Economic Research forum»,
financé par le Fonds arabe de développement économique et social (Fades) et la
Banque mondiale. On peut réunir 300 économistes environ sur les 22 pays arabes.
Il y a quand même cet effet de masse critique, et c’était gérable mais la
difficulté était de faire coexister les courants ensemble. C’est l à l’obstacle
majeur. Notre fierté au «Cercle des Economistes Arabes», c’est notre mixité et
notre capacité de coexistence dans la différence.
Le Fades peut-il devenir un jour une «Banque Arabe pour la Reconstruction et le
Développement “BARD“?
Abdellatif Al Hamed, «patron» du Fades, est certainement un grand monsieur mais
il faut restructurer tout l’édifice. Jusque-là les pays arabes se tournent vers
le Fades parce qu’ils peuvent obtenir des taux préférentiels par rapport au
marché international. Il faut que le Fades se dote d’un think tank, une
structure d’identification des projets, d’une structure de suivi pour aller sur
le terrain. Et ce n’est pas aisé à mettre en place.
Un
FMI arabe et une agence de rating gouvernementale, est-ce envisageable?
C’est pour le moment difficile à réaliser même si l’idée est recevable, en soi.
Il faut des structures de soutien et d’études derrière, mais celles-ci
n’existent pas pour le moment.
Une unité de compte monétaire arabe à l’instar de l’Ecu pour rapprocher
l’intégration économique des pays arabes est-elle plausible?
Le premier ensemble régional dans le monde arabe, c’est bien le regroupement des
pays du Golfe. Déjà au niveau de ce bloc modeste, la ségrégation a joué, hélas.
Ils ont bien écarté le Yémen trop peuplé et pas assez nanti. Ajouter à cela
qu’ils se ferment à l’immigration tout en manquant de main-d’œuvre. Malgré la
similitude de leur modèle économique, ils n’arrivent pas à s’entendre sur
l’attitude de caler leur monnaie sur le dollar. Et spécifiquement après la
révolution tunisienne, on voit les pays du Golfe se recroqueviller encore,
demandant à la Jordanie et au Maroc de rejoindre leur regroupement. C’est comme
s’il existait deux mondes arabes. L’un avec des royaumes et l’autre avec des
Républiques en transformation.
Pourtant, l’Accord d’Agadir fonctionne et l’agenda du marché économique arabe
est quasiment sur pied?
Il faut une ligue arabe améliorée avec un projet d’intégration à l’instar de la
Commission européenne. Le libre-échange, avec les accords d’Agadir et le Marché
commun arabe, ne construit pas le développement. Il construit des captages comme
avec la production de soda en Arabie Saoudite là où l’eau manque, pourtant. En
réalité, le coût de l’énergie est si faible qu’il crée un avantage comparatif
factice. En effet, l’énergie bon marché rend le dessalement de l’eau compétitif
et la production de soda devient, envers et contre la raison, bon marché et plus
compétitive que dans les pays où l’eau est abondante.
La révolution tunisienne peut-elle accélérer l’émergence d’un modèle économique
nouveau?
Ce qui est étonnant c’est que, depuis 40 ans, on a un modèle économique stable,
propre à tous les pays arabes sans distinction, qu’ils soient baathistes,
socialistes, libéraux. Et on voit les Républiques arabes fonctionner comme
l’Arabie Saoudite. Dans tous les pays arabes, on voit des régimes basés sur les
rentes avec un pouvoir au-dessus de l’Etat. La Tunisie a cassé le modèle et va
rentrer en conflit avec le modèle ancien. A mon avis, elle va provoquer un effet
domino. La Tunisie aurait été la seule qu’elle aurait échoué car les autres pays
auraient refusé le modèle. Le fait que l’Egypte a basculé très vite vous a donné
du répit, et j’observe que la Syrie et le Yémen peuvent rejoindre le convoi.
C’est plutôt réconfortant.
Le modèle actuel fait que la Tunisie est «l’atelier de l’Europe». Peut-on faire
un saut de palier?
On n’est pas l’atelier de l’Europe quand on a 20% de chômage et un secteur
informel conquérant. Il y a un petit secteur économique lequel, à l’abri
d’avantages fiscaux, exporte vers l’Europe. Il peut servir comme base
industrielle plus tard s’il y a un transfert de technologies et de l’intégration
vers les régions de l’intérieur du pays.
Un statut privilégié avec l’UE est-il nécessaire?
Dans les 5 prochaines années, il faut regarder ailleurs, vers la Chine,
l’Afrique ou l’Amérique.
Ce n’est pas la porte à côté?
La Turquie va bien en Afrique du sud, je ne vois pas ce qui vous manque pour
vous redéployer. Les Tunisiens sont dynamiques, éduqués, ouverts d’esprit, et
j’ajouterais sympas. Ils ne manquent donc pas d’atout. L’Europe est malade,
vieille. Elle vire à droite et s’oppose à l’immigration.
Les Arabes ont rêvé d’un Plan Marshall avec l’Europe, mais c’était au-dessus des
moyens de l’Europe. Le plus qu’elle pouvait offrir, c’est l’UPM (Union pour la
Méditerranée) ou la Banque euroméditerranéenne, laquelle se propose de capter la
dette publique des pays arabes pour la mettre sur le marché international, ce
qui est un jeu d’argent. Ce n’est pas du développement. Pendant les 10
prochaines années, l’Europe sera dans une situation de faible croissance
économique et elle ne sera donc pas le moteur de la croissance économique pour
les pays arabes.
L’intégration à l’échelle maghrébine, ne serait-ce que partielle, nous
apporterait-elle l’appoint de croissance qui nous manque?
Avec l’Algérie et la Libye, vous avez un atout formidable, profitez-en.