J’ai connu personnellement Monsieur Mohamed Fehri Chelbi pendant plusieurs années. Il était mon collègue et un de mes plus proches amis quand j’enseignais à l’Université tunisienne. C’est un professeur compétent, un homme intègre et un père dévoué qui n’a jamais voulu profiter des positions qu’il a occupées. Il a juste eu le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment.
Pendant plusieurs années, Abdelwahab Abdallah, tristement connu pour être le bourreau de la presse tunisienne, l’a soumis à des pressions énormes pour qu’il accepte des postes de responsabilité dans l’appareil médiatique du régime de Ben Ali. Il a toujours refusé. Il ne me l’a jamais dit, mais j’ai toujours compris qu’il était conscient que le régime voulait l’utiliser, utiliser son nom et sa crédibilité académique pour faire taire ceux qui critiquaient la médiocrité de la presse officielle.
Dans un moment de faiblesse, il a accepté un des postes les plus sensibles de la vie politique de la Tunisie sous Ben Ali. Certes, c’était un cadeau empoisonné mais l’homme était bien intentionné. M. Chelbi voulait juste servir son pays. Il voulait mettre son expertise et son expérience en matière de journalisme au service des téléspectateurs tunisiens. En 2007, j’ai appris qu’il était devenu le directeur du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (CAPJC). La nouvelle m’a surpris et m’a intrigué connaissant très bien la réticence de l’homme face aux postes de responsabilité. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait accepté la direction du Capjc, je me rappelle qu’il avait répondu: «Pour barrer la route aux incompétents et opportunistes qui ne cherchent qu’à profiter du système». Je n’ai pas eu la chance de lui poser la même question quand j’ai appris qu’il a été nommé à la tête de la télévision. Mais connaissant très bien l’homme, je suppose qu’il était mû par les mêmes principes et les mêmes motivations.
Sa malchance a fait en sorte que lorsqu’il a pris en charge la télévision, elle était infiltrée par une certaine société de production qui appartenait au clan Trabelsi. Tout le monde savait très bien comment le système fonctionnait au cours des dernières années du règne du dictateur. À l’échelle nationale, toute l’administration publique était, d’une manière ou d’une autre, complice des Trabelsi et trempait dans des affaires de malversations de toutes sortes.
Au niveau de la télévision, tous ses responsables étaient complices directement ou indirectement ne serait-ce que par leur silence face à la mainmise quasi-totale qu’exerçait Cactus sur les ressources de la télévision. Pourquoi c’est à M. Chelbi dans ce cas de payer seul pour le mauvais fonctionnement du système au complet? Nous savons tous comment ce système fonctionnait, par la peur et l’intimidation. Nous savons tous que les décisions en ce qui concerne les activités économiques des Trabelsi dépassaient totalement les responsables des organismes administratifs concernés. Tout le monde sait que les contrats de la télévision avec Cactus dépassaient totalement Monsieur Chelbi.
Il n’est pas du tout dans mes intentions de priver qui que ce soit du droit de demander des comptes à ceux qui ont commis des fautes, mais pour le cas de M. Chalbi, il me semble que ceux qui le poursuivent se trompent de cible. Les vrais responsables sont les gens de Cactus qui, pourtant, sont toujours en liberté et continuent à se faire de l’argent. Alors que M. Chelbi qui, à ce que je sache, continue à rembourser un prêt bancaire contracté il y a 15 ans pour payer la construction de sa maison, croupit aujourd’hui dans une cellule de la prison de la Mornaguia.
Quelle justice! En quoi cela va vous avancer de détruire l’honneur et la réputation d’un homme dont on sait tous, qu’avec les Trabelsi, il n’avait pas un pouvoir réel de décision?
Aujourd’hui, j’ai bien peur que M. Chelbi serve de bouc émissaire dans un règlement de compte entre des acteurs médiatico-politiques dont le premier souci est de sauver leur peau quitte à entrainer en enfer une de nos meilleures compétences en matière de journalisme, un honorable professeur qui a toujours respecté ses engagements face à des générations d’étudiants et un père de famille dévoué et attentionné. Des responsables, des ministres, des hauts fonctionnaires qui ont commis, sous Ben Ali, des crimes qui ne sont pas du tout comparables aux probables erreurs de jugement qu’on reproche aujourd’hui à M. Chelbi, ne sont guère inquiétés. Est-il logique que les vrais responsables qui, depuis des décennies, ont nourri et protégé la corruption à la télévision, continuent à y travailler comme si de rien n’était, alors que M. Chelbi qui, rappelons-le, a pris la direction de la télévision pendant moins de deux ans, soit aujourd’hui accusé de toutes les tares de son système? C’est ce qu’on appelle une justice à deux vitesses. Est-ce pour ce type de justice que des centaines de Tunisiens ont sacrifié leur vie?
L’homme que j’ai connu et que je défends aujourd’hui a toujours fait de son mieux. Il n’a jamais profité du système bien qu’il ait eu la possibilité de le faire. Il est resté humble, avec un train de vie très modeste. Pas de maison cossue front de mer, pas de Mercedes rutilante … comme certains responsables du régime déchu qui ne s’en sont pas privés et qui courent toujours.
L’homme que j’ai connu et côtoyé pendant des années n’est pas du tout un criminel. Il ne mérite pas d’être traité de la sorte. C’est une victime des circonstances. Tout est probablement contre lui, les circonstances du moment ne lui sont pas favorables, mais cela ne fait pas de lui un coupable. Il est aussi une victime de cette soif de justice qui caractérise la vie politique de la Tunisie post-Ben Ali. Mais il faut faire attention. Il arrive aussi à la justice de se tromper surtout quand elle est rendue dans la précipitation. Quand elle se trompe, la justice devient la chose la plus odieuse et la plus barbare. Il n’y a pas de plus injuste qu’emprisonner un innocent ou de lui faire porter le chapeau pour un système corrompu dont il faisait seulement partie.
À tous nos concitoyens et nos compatriotes, faisons en sorte que M. Chelbi et les autres qui sont dans la même situation ne soient pas les victimes d’une justice dite révolutionnaire. Je ne veux nullement défendre ou justifier les affaires de malversations qui prospéraient avec les Trablesi sous l’œil protecteur du président déchu Ben Ali, mais je veux défendre l’honneur d’un homme intègre et d’un ami.