Voici un état auquel rêve tout un chacun, mais dès qu’il est atteint, il devient un acquis sans réelle importance pour être vite supplanté par un autre rêve qui, s’il lui arrive d’être réalisé, va encore céder la place à un autre. Insatiable est l’homme? Sûrement. Oui, mais comment le voient les uns et les autres?
Etre en bonne santé, être à l’aise matériellement, et réussir sa vie. Grosso modo, c’est cela, pour beaucoup en tout cas, le bonheur. Or, quand on a cette chance de pouvoir se prévaloir de ces trois situations, la quête n’est pas finie pour autant. C’est que, autant on a, autant on veut. Ça ne finit jamais. Quelqu’un, parmi nos interlocuteurs, l’a dit: «La quête du bonheur prend fin au tombeau». Pourtant, dans notre enquête, notre but n’était pas de savoir pour quelles raisons l’homme (ou la femme) n’est jamais tout à fait repu et satisfait, mais de savoir quelle forme, quelle couleur, quelle nature a le bonheur pour les différentes couches sociales et pour les différents âges, des deux sexes bien entendu.
Généralités
L’amour, s’il faut procéder par classement, vient au tout premier rang: «Le soir de mes noces, raconte une dame de 26 ans, a constitué les moments les plus heureux de toute ma vie ». C’est indéniable: l’union conjugale, à ses premières heures surtout, est tout ce qu’il y a de plus beau dans la vie d’un être humain, surtout lorsque les deux conjoints s’aiment réellement. Il est des couples qui, 30, 40 ans plus tard, s’aiment encore et toujours. C’est un idéal qui n’est malheureusement pas partagé par tout le monde; au contraire, on voit des couples qui se défont au bout de quelques années de mariage, parfois au bout de quelques mois seulement.
Le succès scolaire vient tout de suite après. Pour les enfants comme pour les parents, la scolarité est ce qu’il y a de plus précieux: le bonheur du couple se déplace vers celui de la réussite scolaire.
Au troisième rang, on trouve… la paix. Une famille sans problème se la coule douce, en principe : «Mais c’est grâce à moi ! fait remarquer une dame. C’est moi qui veille à ce qu’il n’y ait pas de problème, c’est moi qui gère mon petit monde et je sais quoi faire». C’est certain : il faut bien que l’un des parents soit vigilant pour éviter toute forme de dérapage.
Ce sont là (et d’autres exemples, sûrement) des généralités. On est à la surface du sujet.
Acquérir, quel bonheur!
De façon générale, quand on est dans le besoin d’un quelque chose qu’on finit par se procurer, c’est aussi un moment de bonheur intense. C’est, au fond, une frustration à laquelle on a mis un terme. La frustration est un état pénible, morbide ; tant qu’on ne l’a pas satisfaite, elle nous brûle. Sauf qu’une fois acquise, la chose ne signifie plus rien, ou très peu. Une fillette de 14 ans: «Quand papa m’a offert un téléphone portable, j’ai mis toute une journée à téléphoner au monde entier, j’étais folle de joie. Aujourd’hui, il m’arrive parfois de ne pas vouloir répondre à un appel…». Ici, il importe de préciser quelque chose d’incroyable : ce n’est pas tant le moment de l’acquisition d’un bien qui fait le bonheur, mais….l’attente de l’acquisition. La même fillette raconte: «En fait, papa m’avait promis le portable dans la semaine qui allait suivre. Durant cette semaine, j’étais surexcitée, je n’arrêtais pas de penser à la couleur et à la forme du portable, à ses options, etc. Quand je l’ai eu entre les mains, c’est comme si je l’avais depuis un an…». Un homme raconte: «Quand la BH m’avait donné l’accord de principe pour le crédit, je n’avais soudain plus sommeil, j’étais fou de joie à l’idée de construire enfin ma petite maison. Le jour où mon compte avait été accrédité, c’est le casse-tête des matériaux et du maçon qui a commencé pour moi ; j’en étais arrivé à regretter d’avoir sollicité un crédit». Cela semble insensé, mais l’attente d’un bien constitue un bonheur plus intense que celui qu’on éprouve le jour J. D’ailleurs, tout le monde comprendra parfaitement ce jeune homme de 27 ans: «Chômeur durant deux années malgré mon diplôme, j’en étais arrivé à désespérer complètement. Et un beau jour, un bureau d’études a bien voulu me recruter. Concrètement, je devais commencer le premier du mois; or, on était le 17 du mois précédent. Et les jours se sont mis à s’étirer, à s’étirer, à s’étirer jusqu’à me rendre malade, mais j’étais fou de bonheur d’avoir cette promesse d’emploi. Cinq mois après mon recrutement, j’avais l’impression d’être déjà un vieux de la boite».
Puis il y a le désir (ou caprice) qui ne traduit aucun besoin réel: changer de voiture contre une nouvelle, ça procure un moment de bonheur, mais tout juste moyen et passager.
On va dire que, globalement, toute nouveauté qui nous est acquise est une source de bonheur. De façon encore plus schématique, on pourrait définir ainsi le bonheur: une réponse favorable à un besoin, n’importe lequel. Car toute réponse négative à un besoin deviendrait source de déception, de frustration, sinon de malheur.
Mais on va voir que, dans certains cas, récupérer est de loin plus important qu’acquérir.
Sangloter de bonheur!
C’est arrivé au milieu des années 1990. Une malheureuse collision entre deux trains (à mi-chemin entre Kalaâ Kébira et Kalaâ S’ghira) avait fait plus de quatre-vingts morts et beaucoup de blessés. Un père de famille raconte: «J’avais accompagné mon fils –il devait avoir 13 ans– à la gare. Je l’ai vu de mes propres yeux emprunter ce train-là. Il y était, il n’y a aucun doute. Et moins d’une demi-heure plus tard, j’ai appris la nouvelle. Chez moi, le deuil était à son comble. Nos voisins étaient venus nombreux nous remonter le moral à l’idée que, tout de même, nous n’étions sûrs de rien. Mais quoi ! Mon fils était dans ce train-là, il devait au moins être gravement blessé, s’il n’était pas déjà mort. Vers 13 heures, alors qu’on était près du téléphone à attendre un quelconque appel pour plus d’informations, je vois arriver le plus tranquillement du monde mon fils. En fait, j’étais comme sonné, je ne voyais pas grand-chose. Comment y croire? Mon fils sans la moindre égratignure? Par quel miracle?… Et enfin, mon petit diable de m’expliquer: ‘‘Pardon, papa, mais je suis descendu à la station d’après, je voulais voir mon copain pour aller ensemble à l’école, mais il n’y a plus eu de train, j’ai donc séché les cours…’’. Le long de toute ma vie, je n’ai pleuré que deux fois, à la mort de mes parents ; ce jour-là, j’ai sangloté de bonheur entre les mains de mon fils. J’ai failli lui dire que c’était très bien de sécher parfois les cours…».
Evidemment, ce cas-là est extrême, même si d’autres personnes ont connu de tels moments de malheur suivis d’un grand bonheur. De manière générale, on va dire que récupérer un bien ou un être cher est aussi du bonheur pur.
Le malheur des grandeurs
Les gens assez nanties (les grands richards) sont, pour la plupart, atteintes d’une maladie incurable. Ce sont des gens qui ont dépassé, de plusieurs millions de km plus haut, le cap du besoin, de l’acquis et de la richesse. Quand on a tout (tout! même un avion personnel, sans parler des limousines à satiété), le bonheur n’est plus dans l’acquisition ou la récupération, mais dans l’idée de rattraper un jour les richissimes de la planète, un peu à l’image d’un Bill Gates ou les émirs saoudiens. Nous autres, petites gens se contentant d’un salaire et d’une prime de rendement, ne comprenons pas parfois à quoi cela rimerait d’amasser des fortunes. Or, aux yeux de ces richards jamais repus, l’argent c’est le pouvoir. Autant ils en ont, autant ils voient leur pouvoir prendre de l’ampleur, de l’importance. C’est très simple: on ne fait jamais, dans certains pays arabes, le baisemain à un PDG ou un ministre; mais beaucoup le font très volontiers à un homme richissime. C’est l’argent qui fait le pouvoir, ou, s’il fait défaut, la petitesse. Le malheur c’est que l’argent ne fait pas le bonheur. Les gens très riches ne s’offrent pas, ou rarement, des moments pour goûter au plaisir de leur richesse, ils passent leur temps à réfléchir au moyen de devenir encore plus riches. Un de nos interlocuteurs a fait cette boutade: «Les richards, en dehors de leurs vices et de leur course vers les grosses fortunes, ne lisent pas, ne lisent jamais, ni livre ni rien du tout. Une seule fois l’an, ils lisent Forbes qui donne le classement des cents plus riches de la planète: ils cherchent à savoir s’ils y figurent ou non». C’est une plaisanterie, de prime abord, mais il y a beaucoup de vrai dedans.
Le bonheur? Quel ennui!!
Au fait, c’est quoi le bonheur? Le cher Larousse le définit comme étant ‘‘un état de plénitude prospère et heureuse’’. Il serait donc synonyme de: plénitude, prospérité et joie. Fabriquons maintenant un individu ainsi fait: bel homme, avec femme très belle, respectable et respectueuse, avec enfants sages et studieux, doté d’un haut poste de responsabilité moyennant un gros salaire, sans souci aucun, sans problème de santé ni rien qui gâche la vie. Est-il heureux pour autant? On souhaiterait tant que nos lecteurs répondent à cette question. Mais, si paradoxal que cela paraisse, il nous semble qu’une vie sans tracas nous plonge dans l’ennui. Les tracas, les problèmes, c’est le sel de la vie ; autrement, elle serait insipide, monocorde, vaine, incolore aussi. Avec un éclat de rire, un monsieur nous résume un peu sa vie: «A vrai dire, je n’ai pas de problème, je touche le bois, je remercie le bon Dieu. Mais quelquefois, je cherche la petite bête à ma femme pour l’embêter un peu. Elle se fâche de son côté, et moi, du mien. Pourquoi est-ce que je fais ça? Eh bien, j’adore le moment de la réconciliation : nous nous embrassons, alors, comme des fous…».
La meilleure définition du bonheur!
Il y a quelques années de là, la Chaîne M 6 interviewait, chez lui, un autiste français, auteur de trois ouvrages à succès. A un moment, l’animateur lui demande s’il était heureux malgré sa maladie. Oui, répond l’autiste (les réponses ont été reproduites en sous-titre pour la compréhension générale). Comment ça ? demande l’animateur. Et le bonhomme de répondre: «Je suis un homme comblé et très heureux, car je ne regarde jamais les autres, je ne cherche pas à savoir s’ils sont comme moi ou non, et je ne veux pas savoir s’ils sont riches ou pas. Je ne vois que ma condition. Et je me contente de ce que j’ai…».