J’ai passé la matinée dans une administration publique, pour régler une affaire.
La file avance lentement, voire très lentement. L’afficheur automatique affiche le numéro 101, et celui dans ma main est 140. Il fait chaud. Tout le monde ou presque en Tang. Je n’ai dans mon champ visuel que des orteils, sales, pour la plupart. Et l’odeur commence à taper, fort. Heureusement que ce n’est pas encore Ramadan.
Je m’aperçois après coup qu’il n’y avait pas de file! La machine est bousillée! Ce n’était pas une file à vrai dire. Les gens rusaient, chacun à sa façon, pour se placer devant. Des hommes d’un certain âge n’hésitent pas à se frotter aux femmes, pour les gêner, et qu’elles se poussent un peu.
Il y en qui font semblant de ne rien voir, et qui viennent s’accouder directement au desk, en murmurant: «brabi…j’ai ce papier…». Une technique comme une autre.
Il y en a un qui font les cent pas. Un autre, qui vient d’entrer, s’écrie «Ouuuuuf ! zaama? je vais devoir faire la queue! «bch trasili nched essaf!». Comme s’il avait le choix. Comme si, la première alternative, la plus naturelle, était celle de passer devant les gens. Puisque monsieur est le seul à avoir «des choses à faire».
Une femme en mini jupe. Les regards convergent vers elle. Le monsieur d’à côté fait tomber son stylo, qu’il a dû donc ramasser par terre.
Une autre femme, je ne sais pas, était parmi nous. On ne voyait que les yeux dans une masse noire. Tous les regards convergeaient vers elle également.
Un homme s’est mis à crier: «mais qu’est-ce que c’est ce travail! Je suis là depuis une demi-heure maintenant! Hé, ho!, c’est la démocratie maintenant! Arrêtez de faire passer vos amis et connaissances, vous nous donnez des numéros fictifs! 178 moi! Quand est-ce que je vais passer moi, à 5h de l’après midi peut-être!». Et là, il dit un gros mot. Et oui c’est la révolution, chacun a le droit de tout faire.
La réplique ne tarde pas, un autre: «moi je viens de Sidi Bouzid, c’est nous qui vous avons rendus libres, bande de …. ! je dois passer le premier…!».
Les trois jeunes femmes derrière le desk sont bleues de colère: «On n’est pas vos esclaves!» «Travail de merde!» (désolée pour l’expression)… «Quand est-ce que ce sera fini ce calvaire… j’ai l’estomac noué depuis ce matin, de stress»… Je la crois sur parole.
Et tout le monde se mettait à vérifier les numéros des gens qui sont déjà au desk, pour vérifier s’ils n’avaient pas fraudé…
Le Tunisien veut toujours passer en premier. «Saguadni» est un mot bien révélateur de cet état d’esprit. Je n’en connais pas de synonyme en français. Le Tunisien ne conçoit même pas d’attendre. Attitude ultra individualiste. On dirait que lui seul travaille, ou que lui seul n’a pas de temps à perdre, ou que lui seul a des enfants.
Bien sûr que ça prend du temps de payer une facture. C’est normal que ça prenne du temps. Il ne peut pas y avoir un agent pour chaque citoyen. Même à Dubaï ça n’existe pas! Les agents sont lents, parfois négligents, c’est une vérité. Mais le Tunisien n’est pas un citoyen modèle non plus.
Il y a un climat de suspicion générale, de «fraude» qui est dans l’air, dès qu’on met les pieds dans une administration tunisienne.
En Europe, ce climat n’existe pas, pas vraiment. Quand ils entrent dans une administration, les gens regardent combien de personnes il y a devant, et savent à l’avance que ça va prendre à peu près tel temps. Il y en a qui s’installent tranquillement un livre à la main, ou à discuter, etc.
On accepte, implicitement, l’idée que l’on n’est pas seul au monde, que cette administration rend des services à tout le monde, alors soit il faut venir à une heure où il n’y aurait pas grand monde, soit il faut s’organiser à l’avance, sachant que ca va prendre un certain temps.
La citoyenneté commence là. Reconnaître implicitement que l’on est tous égaux. La citoyenneté c’est se respecter les uns les autres.
La citoyenneté ce n’est pas uniquement de sortir dans une manifestation contre le système. C’est d’abord un système de valeurs et un ensemble de normes, et de règles de conduite, en société. C’est de ne pas jeter sa cigarette par la vitre de la voiture. C’est de ne pas «bruler» le feu, c’est de marquer le stop, précisément à la ligne du stop, et non pas quelques mètres en avant, etc.
>Un certain homme politique a dit que l’on ne craindrait les Arabes que le jour où ils arrivent à s’organiser dans une file. Bien pensé.