En lisant la question, la réponse est a priori oui, il y a une liberté
d’expression dans le pays. Mais cela veut-il dire qu’on a vraiment compris le
sens de la liberté d’expression? On n’en est pas tout à fait certain. Cet
article ne prétend pas chercher des réponses philosophiques, sociologiques ou
psychologiques. Il part tout simplement de la réalité, de ce qu’on lit et écrit,
des différents médias, des réseaux sociaux et de communication.
En effet, parler librement, s’exprimer, n’est pas vilipender, se lancer dans de
longues diatribes, accuser, diffamer, lancer des campagnes haineuses et des
insultes ignominieuses. Pourquoi le recours à la violence verbale aujourd’hui?
Parce que chacun prétend et veut montrer que c’est lui qui a raison, que c’est
lui qui détient la vérité. On fait face aujourd’hui à un ton violent et agressif
et on impose implicitement des lignes rouges quant aux idéologies, tendances,
critiques de personnes. La simple critique aujourd’hui est interprétée comme un
blasphème, elle est sujette à des interprétations, des surinterprétations, des
extrapolations… On veut insinuer ceci, cela, on devine l’appartenance politique
ou «idéologique» de tel auteur, de tel intellectuel, il veut rendre service à
telle partie, à tel parti, on parle d’opportunisme, au point de se poser la
question aujourd’hui: est-il encore possible de parler dans ce pays sans être
montré du doigt, insulté, stigmatisé? Est-on là aujourd’hui pour s’accuser et
s’insinuer mutuellement des choses?
Pourquoi rentrer dans un jeu d’insinuation insidieux et épuisant? On pourrait
répondre: c’est la démocratie, c’est la liberté d’expression. Tout ceci est bien
beau et tout le monde peut être d’accord à ce sujet. Mais, tout le monde peut-il
être d’accord quand le débat prend une autre tournure, quand il y a des
interdits à chaque fois qu’une question d’ordre politique est soulevée? Jusqu’à
quand va-t-on ruminer des discours critiquant avec âpreté telle ou telle partie?
Ce qui est un peu «chaotique» aujourd’hui en Tunisie, c’est cette «logique» qui
domine les débats et l’actualité: «tel est bourguibiste, l’autre est islamiste,
celui là est salafiste, l’autre est pro ceci ou cela, il a des affinités avec
tel ou tel… Est-ce cela le fond du problème aujourd’hui? Les médias se sont
transformés en un espace de règlement de comptes qui domine toutes les
discussions, toutes les émissions, tout le monde fustige tout le monde…Et après?
Tout ceci est un bon signe et est la preuve que la société tunisienne s’est
enfin libérée des chaînes qui l’accablaient et la participation de toutes les
catégories sociales et tendances intellectuelles confondues reflète une vivacité
et une conscience qui étaient absentes naguère, du moins en apparence.
Par ailleurs, nonobstant les appels des uns et des autres à un dialogue
rationnel, sans idéologies, sans diatribes, sans balivernes, sans injures, sans
moqueries, on a l’impression que cela s’empire de plus en plus au point de nous
poser la question: cela va-t-il encore durer longtemps? L’étape, savoir écouter
et laisser l’autre aller jusqu’au bout de sa pensée, va-t-elle arriver un jour?
Le respect du point de vue différent fait partie aussi de la démocratie et de la
liberté d’expression. En effet, il ne faut pas s’arrêter sur les termes alors
que le contenu n’est pas ce qu’il doit être réellement. Il faut donner aux
termes leur contenu, leur vrai sens, pour ne pas se retrouver avec une
Révolution vide de fondements. Et encore une fois, la liberté d’expression n’est
pas injure, elle n’est pas oppression, pour cela aucune partie ne doit accaparer
le débat, aucune partie ne doit se montrer agressive quand il s’agit d’une
pensée différente, voire foncièrement opposée, pour qu’on puisse enfin dire que
notre pays et sa Révolution sont sur la bonne voie.
Avant le 14 janvier, il y avait une dictature, ne faisons pas à ce qu’il y en
ait plusieurs, il ne faut surtout pas tomber ou retomber dans le culte des
idéologies, des personnalités. Essayons d’adopter et de nous habituer à la
culture de l’acceptation de l’avis contraire, de l’Autre, car c’est vraiment ce
qui manque en Tunisie aujourd’hui.