Enda Interarabe, un nom qui s’est frayé un chemin dans le paysage associatif
tunisien. Marquant ses débuts dans les quartiers populaires, cette ONG s’est
aussitôt distinguée par son orientation vers les microcrédits. Un domaine qui ne
comptait pas beaucoup d’adeptes à l’époque et qui a montré actuellement son
efficacité, étant une voie parmi d’autres, dans la lutte contre la pauvreté.
Michael Philipp Cracknell, co-directeur d’Enda interarabe, nous raconte dans
l’entretien ci-dessous cette aventure dans laquelle il s’est lancé avec sa
compagne Esma Ben H’mida depuis déjà plus de 15 ans. Il nous explique aussi les
perspectives de la micro-finance en Tunisie. Entretien.
WMC: Enda Interarabe est assez connue dans le milieu associatif et par les
Tunisiens, mais on connaît peu le chemin qu’elle a parcouru pour devenir ce
qu’elle est aujourd’hui. Pouvez-vous nous donner un aperçu?
Michael Philipp Cracknell: On a tendance à oublier qu’Esma Ben H’mida et moi
sommes un couple. Nous étions à l’étranger et nous avons pensé à nous engager
dans le milieu associatif, mais nous ne savions pas trop comment s’y faire. Et
puis nous nous sommes dit pourquoi ne pas retourner en Tunisie, surtout qu’Esma
travaillait à l’étranger depuis 12 ans déjà. Nous avons obtenu l’accord d’Enda
Tiers monde -qui est basée au Sénégal- de faire partie de leur famille. Et en
1989, Enda interarabe a été créée.
Nous étions à l’époque en Suisse et nous sommes rentrés avec zéro millimes. Nous
avons eu dès notre arrivée un projet qui nous a été donné sur un plateau d’or.
Il s’agissait de l’aménagement du parc national d’Ichkeul. C’était un assez
grand projet. Nous avons construit un centre d’accueil et un amphithéâtre à la
demande du ministère de l’Environnement de l’époque.
Le projet a été réalisé en 1994 et a été financé par l’Union européenne. C’était
un projet écologique puisque Ichkeul était reconnu comme site mondial par
l’UNESCO. Le projet s’est bien déroulé, et parallèlement nous avons démarré un
projet sur la désertification et un autre sur les plantes médicinales en
coopération avec Enda Tiers monde.
Avez-vous eu d’autres projets?
Nous avons reçu d’autres projets écologiques. Mais disons que notre orientation
vers l’aspect social et ensuite économique découlait du fait que l’environnement
n’est pas seulement écologique. Quand nous étions à Ichkeul, il y avait une
petite communauté d’une centaine d’habitants dans le parc. Nous avons voulu
créer une activité pour soutenir les familles, ce qui n’a pas pu se faire mais
nous avions déjà cette orientation.
En 1993, nous nous sommes orientés vers Cité Ettadhamen. Beaucoup de gens nous
ont dit que nous étions fous. Il y avait une image des Tunisiens sur cette cité
qui était très négative. Mais nous nous sommes dit ce n’est pas grave, tant
qu’il y a des besoins, nous y allons. Franchement, nous n’avons pas eu le
moindre problème dans cette cité. Et nous n’avons jamais regretté d’y être
allés. Au contraire, nous avons regretté de l’avoir quitté. D’ailleurs, jusqu’au
jour d’aujourd’hui, il y a des gens qui se souviennent de nous et certains
jeunes de l’époque m’appellent encore «Oncle Michael» (sourires).
A la Cité Ettadhamen, nous avons ouvert un espace qu’on a appelé «espace 21», où
nous faisions des rencontres avec les jeunes pour les aider à s’insérer.
L’espace avait essentiellement une vocation sociale, visant la sensibilisation
et la formation. Nous avons mis en place un programme de formation dans
plusieurs domaines tels que l’électricité, le cuir, la mosaïque, etc., appuyés
par de vrais formateurs. Mais nous n’étions pas habilités à donner un certificat
de formation professionnelle mais pour nous c’était un effort pour apprendre à
ces jeunes des spécialités qui leur permettent de travailler.
On parle aussi de votre découverte “des femmes de la Cité Ettadhamen…“
A travers les jeunes et à travers notre projet de sensibilisation en matière de
santé à l’encontre des femmes, nous avons découvert les femmes de Cité
Ettadhamen et de Douar Hicher. Quand nous avons rencontré ces femmes, nous avons
découvert que beaucoup d’entre elles, issues des zones rurales, avaient une
capacité à générer des revenus par des activités qu’elles maîtrisent comme la
broderie, la tapisserie, mais elles n’avaient pas d’argent pour acheter les
matières premières. C’est ainsi que l’idée d’octroyer des microcrédits nous est
venue et que nous avons lancés en 1995.
Pour nous, c’était juste une autre activité. Et puis la demande était tellement
forte qu’on a compris en 2000 que nous ne pouvons plus gérer les autres
activités et faire le microcrédit de façon sérieuse. Donc nous avons décidé de
fermer l’espace 21. A partir de 2001, on s’est spécialisé dans le microcrédit et
les services d’accompagnement comme la formation et la commercialisation.
Et c’est à partir de là qu’Enda, qui était une petite
ONG d’une cinquantaine de
personnes, s’est envolée et devenir aujourd’hui une moyenne ONG de 900
personnes, dont 90% des diplômés du supérieur. En termes de clients, nous sommes
passés de 29 au début à 180 mille actuellement.
On dit que les débuts sont toujours difficiles. Comment avez-vous fait pour
avoir le financement nécessaire pour lancer cette activité?
Jusqu’en 2004, nous avons pu recourir à des financements de l’Union européenne,
de la Coopération espagnole et de la part d’autres donateurs pour des sommes
moins importantes. Au début du lancement du microcrédit, nous avons pu obtenir
un total de 4,2 millions de dinars, dont 2 millions de dinars pour les prêts. Ce
n’est qu’en 2005 qu’on a obtenu notre premier prêt de la part de la Banque de
l’Habitat à des conditions commerciales.
Nous avons invité le directeur de la
BH de l’époque à une réunion avec les
micro-entrepreneurs et le personnel d’Enda. Il a été tout de suite convaincu
qu’il y avait un besoin et que nous avons la capacité de le couvrir. Il décida
alors de nous donner deux millions de dinars à l’époque. Il a pris le risque
avec nous et a ouvert la voie à d’autres banques. Actuellement, nous sommes
entièrement financés par des prêts bancaires de la part de huit banques
tunisiennes et quatre institutions internationales.
Au début, on nous demandait des garanties, donc nous étions contraints de les
payer, ce qui augmentait nos charges. Et parfois nous offrions notre
portefeuille comme garantie. Nous présentions une liste de nos meilleurs clients
qui remboursaient leurs prêts régulièrement… Mais aujourd’hui, nous ne les
payons plus.
Comment vous avez pu réussir cette aventure alors que vous n’aviez pas
d’expérience dans le domaine?
Au commencement, nous avons fait des erreurs, il faut le reconnaître. Nous
avons, par exemple, donné 2.000 dinars à une personne qui n’avait pas
l’intention de les rembourser. Nous ne connaissions rien au microcrédit. En
1994, nous avons eu une bourse de la fondation Ford, d’une valeur de 5 mille
dollars pour apprendre la micro-finance. Ce qui nous a permis de faire appel à
des consultants. Nous avons aussi obtenu le soutien de plusieurs associations
qui font la micro-finance comme FETEN en Palestine et Al Amal au Maroc qui nous
ont livré leur savoir-faire.
Nous avons fait des formations à l’étranger. La première était aux Etats-Unis
d’Amérique, exactement à Boulder (Denver). Nous avons essayé d’appliquer ces
expériences, selon le contexte tunisien. Nous avons aussi beaucoup lu sur le
domaine et nous avons essayé à chaque fois d’appliquer une nouvelle méthode ou
approche.
On parle souvent, ces derniers temps, de la création d’entreprise et
l’initiative privée. Est-ce qu’Enda projette de consolider cet effort et
permettre aux jeunes chômeurs de devenir des micro-entrepreneurs?
Jusque-là, nous nous sommes limités à financer des projets qui existent. Mais
récemment, nous nous sommes orientés vers le financement des créations par le
lancement d’un programme qui est destiné aux Tunisiens de retour de Libye. Ils
sont actuellement 70 personnes, mais nous comptons élargir le nombre pour
atteindre 400 ou 600 bénéficiaires par un appui français et britannique.
D’ailleurs, le gouvernement britannique va constituer un fonds de garantie pour
ce programme.
Nous comptons également lancer un projet avec un financement suisse de 3 MDT.
Pendant dix ans, nous n’avons pas eu de subventions, mais avec la révolution
beaucoup d’acteurs internationaux s’intéressent à la Tunisie. Le projet en
question vise à encourager les jeunes à penser à «l’auto-emploi», à les former
et à leur accorder un financement et un suivi. Il sera lancé vers la
mi-septembre et durera 18 mois. C’est une expérience qui nous permettra de mieux
encadrer les jeunes. Sa réussite nous encouragera à la poursuivre.
Nous allons travailler aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines. C’est un
nouveau prêt qu’Enda va proposer. Et nous allons nous inspirer de l’expérience
d’autres ONG sous forme de partenariats. Il y a une ONG canadienne qui s’y
intéresse mais aussi une société qui a de l’expérience avec les jeunes et bien
d’autres.
Donc, nous espérons avec ces partenaires éviter les risques engendrés par ce
type de programme, surtout qu’Enda va utiliser en grande partie son portefeuille
pour les prêts.
Le ministère des Finances a annoncé qu’il est en train de réviser la loi
régissant la micro-finance. Qu’en est-il?
La loi actuelle n’encourage pas les bonnes pratiques. Elle date de 1997 mais
elle a été mise en place sans consulter les parties concernées comme la
BTS et Enda et sans s’inspirer des autres expériences comme le Maroc qui a une loi
convenable.
Plusieurs lacunes entourent cette loi. Par exemple, le plafond sur les taux
d’intérêt. L’expérience dans le monde a montré que ceci permet aux gens les
moins pauvres de profiter des prêts plus que les gens les plus pauvres. Il
s’agit aussi du nombre de prêts plafonné. Ce qui fait que, une association qui a
le potentiel d’octroyer un nombre plus élevé de prêts, ne peut pas le faire. Ce
sont des contraintes pour les associations.
La nouvelle loi devrait instaurer les bonnes pratiques. Sa mise en place
encouragerait aussi l’entrée de nouveaux acteurs en scène. Par exemple, ADEI
International a probablement en tête d’ouvrir en Tunisie. Il y a aussi OXUS qui
est lié à une grande ONG française (ACTED), et qui compte devenir un grand
acteur dans le domaine en Tunisie. Il y aura probablement trois ou quatre
acteurs qui vont s’installer d’ici 2012. Mais il faut savoir qu’avec le contexte
actuel, les choses ne vont pas s’accélérer. Il faut attendre le retour au calme.
En tant qu’acteur dans le domaine, quelles sont les réformes que vous estimez
nécessaires pour développer la micro-finance en Tunisie?
Le microcrédit fait partie de la micro-finance. Elle comporte la micro-épargne,
la micro-assurance et les transferts d’argent. Les banques ne s’intéressent pas
aux petits montants dont les micro-entrepreneurs ont besoin. La même chose pour
la micro-épargne. Nous avons constaté que plus de la moitié des comptes-épargne
sont inactifs. Nous pensons, d’après notre expérience, que si nous pouvions
mobiliser l’épargne, la masse monétaire allait augmenter. Mais apparemment le
gouverneur de la Banque centrale est totalement opposé à cette possibilité. Et
c’est bien dommage parce que c’est un service qui répond à un besoin.
D’ailleurs, beaucoup de nos clients nous l’ont dit: si Enda avait pu nous
proposer ce service on aurait eu moins de problèmes, durant ces derniers mois.
C’est un service nécessaire pour les personnes pauvres. Mais il faut instaurer
des règles prudentielles pour garantir leur argent.
Il y a aussi la micro-assurance. Ce qui s’est passé a montré qu’il y avait un
grand besoin. Certains clients ont subi des incidents (incendie, saccage,
pillage) mais ils ne sont pas couverts. C’est un autre service proposé par les
associations de micro-finance dans d’autres pays et que nous ne pouvons pas
proposer.
Parallèlement, nous avons proposé au ministère des Affaires sociales la
possibilité d’étendre l’accès à la couverture sociale à des gens «auto-employés»
même s’ils n’ont pas de patentes. Le grand problème actuellement est que les
personnes qui n’ont pas de patentes n’ont pas le droit de s’inscrire à la CNSS.
Au moins 30% des micro-entrepreneurs avec lesquels nous travaillons n’ont pas de
couverture sociale et la plupart du temps, ils sont couverts par un autre membre
de la famille qui travaille. Il y a des gens qui vivaient très convenablement
avec leur micro-entreprise. Mais dans le cas d’une urgence quelconque, ils se
trouvent dans des situations dramatiques et tout le capital s’en va.
On est en train d’étudier avec le ministère les cas qui seraient éligibles. Par
exemple, avec une carte d’artisan, une personne peut s’inscrire à la
CNSS. Et
donc on doit aider les artisans à obtenir leurs cartes et avoir accès à la
sécurité sociale.
Dans les zones rurales, il y a des possibilités techniques pour éviter aux
micro-entrepreneurs de se déplacer sur de longs trajets pour rembourser un prêt.
Il y a deux ans nous avons signé un accord en partenariat avec la BIAT et une
société qui s’appelle «CREOVA» pour mettre en place le service «mobile banking».
Là encore la Banque centrale n’a pas accepté. Ceci prive des gens qui en ont
besoin. A Enda, 30% de nos clients sont dans les zones rurales, et nous visons à
porter ce taux à 50%. Nous sommes d’ailleurs présents dans tous les
gouvernorats, à raison d’au moins un bureau par gouvernorat. Au début de 2011,
nous avons ouvert cinq nouveaux bureaux, dont un à Ben Guerdane.
On a beaucoup parlé du microcrédit comme instrument de lutte contre la pauvreté.
Qu’est-ce que vous en pensez?
On a trop mis d’espoir sur le microcrédit, or quand les gens pauvres n’ont pas
accès aux soins de santé, à des infrastructures adaptées, etc., ils ne vont pas
pouvoir sortir de la pauvreté. De par le monde, on dit que le microcrédit est un
échec parce qu’il n’est pas parvenu à réduire la pauvreté. Ce n’est pas du tout
à cause du microcrédit que la pauvreté persiste mais à cause de tout un système
économique mondial qui réduit les moyens à disposition de l’Etat. Dans plusieurs
pays, les soins de santé sont inexistants ou bien ils coûtent très chers. On ne
peut pas sortir de la pauvreté rien qu’avec de l’argent.