Tunisie : «Bourguiba et l’islam» de Lotfi Hajji (*)


bourguiba-23072011.jpgI – Une certaine laïcité

Paru en 2005 dans sa version originale (arabe littéraire), cet ouvrage de grande
importance, aujourd’hui réédité dans une version française assurée par Sihem
Bouzgarrou Ben Ghachem, tombe à point nommé, en cette période délicate que nous
traversons, pour nous éclairer davantage sur la perception bourguibienne de
l’islam, mais aussi sur l’équation (inextricable?) islam/modernité.


Après une introduction où l’auteur évoque les polémiques houleuses ayant opposé
Bourguiba aux Cheikhs Ben El Baz (grand mufti d’Arabie Saoudite) et El Qardhaoui
à propos d’un discours du leader tunisien jugé un affront à l’islam, l’ouvrage
aborde vite la question de la laïcité telle que prônée par le premier président
de la Tunisie indépendante.

Et d’abord, pourquoi est-ce que la laïcité (vocable –et concept– paru en 1873
puis devenu une loi française en 1905) n’en finit pas de faire parler d’elle?
L’auteur écrit: «Si l’Eglise en tant qu’institution n’avait pas eu un droit de
regard sur les choix collectifs communautaires, ni la latitude de suspendre ou
de s’ingérer dans les décisions de l’Etat, le concept de la laïcité n’aurait pas
connu cette pérennité dans les sociétés occidentales. L’homme de religion avait
en effet le droit de confisquer la liberté de penser et celle de la conscience
sous prétexte de préserver la foi». Et d’ajouter, citant Borhène Ghalioun:
«Suite aux invasions barbares et germaniques, et à la destruction de l’Empire
occidental, l’Eglise s’empara du centre de pouvoir dans l’ordre social. Elle
imposa à la société un régime inflexible désavouant théoriquement les intérêts
profanés, terrestres, le corps, et abrogea l’esprit, soumis à son ascendant
absolu et restrictif».

Ensuite, y avait-il dans le projet bourguibien ‘‘un idéal laïc’’ qu’il eût été
tenté de mettre à exécution? L’auteur réponde: «L’approche islamiste cherchait
ce qui pourrait être comparé à celui d’Atatürk. Point recueillant l’unanimité
puisque tous les analystes avaient convenu que Mustapha Kamel tenta de
reproduire une laïcité à la française, elle-même conséquente de la Révolution
qui s’était opposée à une alliance historique entre l’Etat et l’Eglise. Cette
alliance attesta de l’impossibilité de constituer un espace politique nouveau
sans détruire les structures cléricales régissant toutes les catégories des
pouvoirs publics». Et un peu plus loin: «Pour relire le projet de Bourguiba, les
islamistes déployèrent un zèle singulier pour brosser une image stéréotypée le
décrivant comme un piètre disciple d’Atatürk afin de légitimer leurs attaques
permanentes contre lui et de mobiliser des partisans de cette démarche.
D’ailleurs, la conclusion à laquelle les chantres de ce mouvement aboutirent et
la politique qu’ils adoptèrent furent irrationnelles. Ils optèrent pour une
stratégie basée essentiellement sur l’affrontement continu, non établie sur ses
positions politiques dictées par les contingences variables».

Suit un long passage où l’auteur fait remarquer que Bourguiba avait certes de
l’admiration pour Atatürk («Il admirait ses positions politiques, sa formation
militaire et son action pendant les guerres auxquelles il avait pris part»), et
conclut que «cette admiration pour Atatürk est, dans une certaine mesure, une
admiration pour sa propre personne, parce qu’il réussit à trouver des
dénominateurs communs avec les grands leaders qui inscrivirent leurs noms dans
l’histoire de l’humanité».

Mais ici prend fin la similitude (s’il y en a une) entre Bourguiba et Atatürk.
«Atatürk est le symbole du combattant, non des réformateurs», écrivait le leader
tunisien dans un journal à la suite du décès du leader turc. L’auteur, à trois
niveaux, dresse plutôt les divergences entre les deux hommes. Celui rattaché à
la religion est de tout intérêt: «Le leader turc croyait à tort que les
croyances religieuses avaient entraîné la déchéance et le déclin du Califat
ottoman; c’est pourquoi il veilla à dissocier la Turquie de son passé culturel
et civilisationnel (…) A ce stade, Bourguiba s’érigea en défenseur de la
religion musulmane et condamna la lecture d’Atatürk».

«Le changement ne peut pas s’accomplir par la répression, il intervient quand la
société consent à échanger les équilibres existants contre d’autres plus
concrets qui lui permettent de les maîtriser. Quand les réformes sont imposées
par des lois, la société peut se rebeller».

(*) Sud Editions, 290 pages, 18 dinars.