Incruster la peur du gendarme et la crainte de l’Etat central chez une population encline à la division (une spécialité nord-africaine, disait Ibn Khaldoun), à l’émeute, de tout temps, affirmait Bourguiba dans ses causeries à la nation, sous l’emprise du «démon berbère», était au cœur du dispositif étatique au lendemain de l’indépendance du pays. Après le 7 novembre 1987 et les nouvelles donnes qui ont suivi le bouleversement de l’échiquier politique local, le ministère de l’Intérieur, un organe de force par excellence, est devenu, nolens volens, un Etat dans l’Etat, un émetteur de signaux, un arrangeur dans le jeu social du conflit et de la coopération, un dispensateur de symboles, un promoteur de carrières professionnelles, un éveilleur d’ambitions, un interlocuteur incontournable des partenaires sociaux, un agent d’influence notoire au service de forces occultes et un régulateur permanent de la météo politique nationale, dont les soubresauts ont rythmé la vie de ce ministère de souveraineté, contribué à renforcer sa mainmise sur la société pendant deux décennies et consolidé son aura chez une classe politique où les distinctions s’affadissent dans une culture de «la gestion», de la conservation d’intérêts, de positions, de places et de postes.
L’Etat se donne à ceux qui savent, disait François Mitterrand. Car l’information, c’est d’abord la pression, clamait Richelieu. Et notre police nationale, à la fois pieuvre et caméléon, devenue une véritable armée de l’ombre sous l’ancien régime, enserrée dans les pressions que lui imposent les attentes d’une direction politique paranoïaque, projetée dans l’univers fumeux des différents lobbies en puissance, est arrivée à s’infiltrer à tous les étages de la société tunisienne, à noyauter des pans entiers du monde de l’art et à négocier en permanence dans des enceintes multiples et interactives, avec pour objectif de prévenir «les complots», d’ouvrir les portes closes, de sonder les replis du cœur et les recoins de l’âme, de tout savoir, si possible avec un temps d’avance, sur l’information de lendemain et de briser toutes les velléités de dissidences intérieures, dont certaines figures de proue, épiées, divisées, harcelées, brisées, emprisonnées, embastillées et soumises au chantage, se sont cantonnées, devant le rouleau compresseur sécuritaire, au rôle d’auxiliaire docile du pouvoir.
Finalement, des décennies durant, dans notre pays, la police, la vraie, professaient les tenants de la ligne dure de l’ancien régime, celle qui marche et qui fonctionne, qui permet de tenir, de réagir, et d’aboutir, passe par la connaissance exacte, précise, et la mise à jour, en permanence, des petits et grands secrets intimes «du plus petit truand» jusqu’aux vedettes les plus puissantes de la société.
Au fait, les renseignements généraux sont partout et nulle part. Ils sont là pour flairer, et rendre compte. Ces gens-là ont les dossiers. Ils ont l’information très tôt. Ils ont l’art de la gérer. De la densifier. De l’affiner. Dans des rapports de négociation tous azimuts. Car tout est politique puisque le pouvoir est partout dans le pays. Dans un contexte local de plus en plus tendu où les responsables des différents départements du ministère de l’Intérieur s’initient rapidement, les uns après les autres, à l’art de la gestion de carrière en milieu politique instable, déchiré, au sommet du pouvoir, depuis la montée en puissance des clans incultes, entre des réseaux qui se chevauchent. Se croisent. Se concurrencent. Sans pitié. Pour le maintien. La survie. Et la jouissance.
Cela dit, après le triomphe de la Révolution de la liberté et de la dignité, il ne s’agit ni de haïr. Ni de railler. Mais de comprendre. Les temps ont changé. Les bouleversements sont grands. Le président en fuite, les agents de l’ordre, marqués au fer rouge, prennent, avec une philosophie stoïque, les coups que les hommes de terrain sont là pour prendre. Le mea culpa solennel des policiers est encore dans les mémoires. «La maison» sort groggy du combat. Elle vient de subir de vrais traumatismes. Avec l’émergence d’un syndicat. Une première dans le monde arabe. Ce qui va nécessairement susciter de nouveaux comportements, imposer des styles avant-gardistes, instiller des idées réactives, favoriser l’ancrage d’une police républicaine, instaurer des rapports de confiance avec les citoyens et dynamiter les formes étriquées dans lesquelles les forces sécuritaires ont été formatées depuis l’indépendance.
A l’heure de la Révolution du Jasmin, du printemps arabe, qui fait tourner un carrousel de rêve dans la région, les Tunisiens, engagés dans le tournoi des idées et titubant de liberté, d’audace et de fortune, souhaitent l’émergence d’une police citoyenne, impartiale, professionnelle, qui se contenterait de son soft power, au service de la loi et de la nouvelle République. Qui veut ce qu’elle imagine. Peut ce qu’elle veut. Dans un élan de vitalité démocratique fondateur. Mais finalement, rien ne rehausse l’autorité mieux que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles, proclamait Goethe.