Pour plus d’efficience dans les programmes d’éradication de la pauvreté, il faut d’abord pouvoir cerner l’ampleur et l’étendue du phénomène. Peut-être convient-il dans ce sillage de relooker l’outil statistique.
Ce sont des statistiques crève-cœur, hélas! Elles révèlent le degré d’injustice dans une société donnée. Elles mettent à nu les dysfonctionnements des mécanismes de répartition des fruits de la croissance. On accepte qu’un système sous-performe et produit peu de richesses. Mais on ne tolère pas qu’il répartît inéquitablement.
Le syndrome de la fracture sociale est insupportable. De ce fait, la lutte contre la pauvreté sonne comme un indice de soutenabilité pour tout programme de développement, soutient Pr Abderrahmane Lahga, Dr en sciences économiques, que nous avons rencontré lors de la constitution du «Cercle de l’économie». En s’attaquant au phénomène de la pauvreté, précise notre interlocuteur, on doit d’abord pouvoir le mesurer grâce à des indicateurs statistiques. Or, ceux-là sont instrumentalisés, la plupart du temps, à des fins de clientélisme politique. Par conséquent, il est difficile, dans ce contexte, de les protéger des manipulations diverses.
L’objectif, ici, n’est pas de critiquer ce qui existe déjà, mais bien, précise Abderrahmane Lahga, de se positionner dans la perspective de refondation du modèle économique tunisien. A temps nouveaux, outils nouveaux, cela va de soi, semble dire, en substance, l’économiste.
Seuil de pauvreté, taux de pauvreté: Modes de calcul
Dans les pays en développement, précise Abdou, on parle de seuil de pauvreté absolue. On dit de quelqu’un qu’il est en pauvreté absolue s’il n’arrive pas à subvenir à ses besoins essentiels de nourriture, d’habillement et de logement. Des postes comme l’hygiène, pourtant rubrique à part entière de l’enquête sur la consommation, ne sont pas pris en considération. Ne parlons pas des «loisirs». On prend donc le nécessaire pour se maintenir en vie, en somme.
Premier des instruments, les dépenses de nourriture, par personne et par an. Pr Lahga précise que les besoins alimentaires sont mesurés par rapport à une base de 2.200 calories par jour et par personne. On les calcule sur la base de l’indice des prix. Une fois ce montant calculé, on prend les ménages qui se situent autour de ce palier et on fait une approximation de la moyenne de leurs autres dépenses. En globalisant les deux postes, on détermine le seuil de pauvreté. Ce seuil est souvent exprimé en dollars US, pour disposer d’un objectif comparatif, sans plus.
C’est donc en monnaie locale qu’il est le plus significatif. Une fois dénombré le groupe de référence, on le rapporte au total de la population pour obtenir le taux de pauvreté.
Nous reprenons dans le tableau ci-après les statistiques de la Banque mondiale et de l’INS aux deux dates de 1990 et de 2005 telles que figurant dans les enquêtes de consommation. Il est à préciser que les enquêtes tunisiennes sont quinquennales. Les chiffres de l’enquête 2010 sont en cours de traitement et ne seront pas disponibles avant 2012. Ce qui explique le recours à ceux de 2005. Il est à rappeler que l’indice des prix en Tunisie a pour base celui calculé en 1990 et qu’il est actualisé par recours aux taux de l’inflation. Pour sa part, la Banque mondiale utilise deux paliers de pauvreté, pour donner une plus grande lisibilité à ses calculs. La différence entre les deux est comme «l’écart type».
Le seuil de pauvreté relative: l’exclusion sociale
Le phénomène de la pauvreté est universel. Dans les pays à économie avancée, on parle du seuil de pauvreté relative. En réalité, ce seuil traduit le degré des économiquement faibles à se maintenir au train de vie moyen du pays concerné. D’ailleurs, l’écart entre les indices est révélateur. Celui des pays du Sud est voisin de 720 dollars US par personne et par jour (parité pouvoir d’achat) alors que l’indice aux Etats-Unis est proche de 20.000 dollars! Le seuil de pauvreté relative renseigne, pourrions-nous dire, sur l’incapacité des personnes concernées à tenir leur rang avec le voisin: «To keep up with the Joneses», selon l’expression américaine.
Le différentiel de pauvreté: l’indice à ne pas occulter
Cependant, rappelle notre interlocuteur, les indices ne sont pas assez parlants. Il faut aller plus loin encore et calculer le différentiel de pauvreté. C’est-à-dire la dispersion de ce groupe de référence. C’est à l’aune de cet indice que l’on peut juger de l’efficacité d’une politique de lutte contre la pauvreté. On peut toujours soulager quelques strates de citoyens pauvres et soutenir que l’on a fait reculer la pauvreté. Mais en la matière, s’agit-il d’éradiquer le phénomène ou simplement de se contenter de quelques mesures de saupoudrage?
Et dans le cadre des objectifs du «Cercle de l’économie» ce collectif, issu de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU) et du syndicat des journalistes (SNJT), le message adressé aux partis politiques est celui-là: Intégrez toutes ces données dans vos propositions. Et l’économiste d’insister pour affirmer qu’il faut amener une nette inflexion en la matière.
La thèse courante chez nous est que le phénomène de la pauvreté est propre au milieu urbain. Faux! Il est concentré en milieu rural où vivent, tenez-vous bien, 75% des Tunisiens pauvres. Alors de grâce, lance-t-il à l’adresses des partis, adaptez vos outils de lutte contre la pauvreté en les implémentant aux besoins de ces deux milieux distincts. Et peut-être même que dans ce sillage, il conviendrait de calculer des indices de prix régionaux.
En effet, les écarts de prix pour le panier type fournissant les 2.200 calories peuvent osciller dans une fourchette sensible dépassant les 20% entre le Grand Tunis et les régions de l’intérieur.