Lorsque l’ancien parti unique est simplement dissous, comme c’était le cas en
Roumanie, ses dirigeants cherchent encore d’exercer le contrôle, notamment par
la pulvérisation délibérée du champ politique. Éparpillées en plus de cent
minuscules partis, les forces politiques du pays risquent d’épuiser leur énergie
en affrontements mineurs sans lendemain. La principale leçon que la lutte pour
la démocratie en Roumanie peut vous offrir est simple: unissez-vous. Pour
réformer un pays après un quart de siècle de dictature, il faut une volonté
politique qui tienne non seulement à la qualité, mais aussi au nombre. Faut-il
pourtant aller jusqu’à la formation d’un gouvernement d’union nationale? La
réponse dépend surtout des résultats des élections d’octobre prochain, mais il
est peut-être envisageable de créer, par ce biais, un temps de légitimité
également partagée à même de redresser la balance faussée du parti unique.
N’oubliez pas: le
14 janvier –tout comme le 14 juillet en France du XVIIIème
siècle– n’est que le début d’une grande révolution, qui doit suivre son cours.
Je n’ignore nullement les difficultés que vous avez à affronter. Bon nombre
d’entre elles sont aussi familières aux Roumains, qu’il s’agisse du manque de
capitaux dans un pays qui a besoin d’investissements massifs ou d’un monde rural
qui vit parfois dans un âge révolu, par rapport à la société urbaine complexe,
souvent hautement qualifiée, voire sophistiquée.
État de droit, suprématie de la loi, indépendance de la justice, voilà les
chantiers de la “Deuxième République” tunisienne
Un défi fondamental de la démocratie est la construction de l’Etat de droit. La
justice tunisienne est dans la même situation qu’ont connue les pays
ex-communistes vivant leur transition démocratique: blocage institutionnel,
déficit criant de la confiance dont elle bénéficie au sein de la population,
manque terrible de moyens. Et, l’expérience roumaine le prouve d’abondance, il
n’y a pas de remède magique pour mettre en place une justice transitionnelle,
qui devra examiner des décennies de non-droit. L’État de droit, la suprématie de
la loi, l’indépendance de la justice, voilà autant de chantiers de la “Deuxième
République” tunisienne. Un travail ferme, patient et long à la fois vous attend.
Le développement économique est un autre défi d’importance. En invitant la
Tunisie au Sommet de Deauville, le mois passé, les huit pays les plus
industrialisés du monde ont indiqué une volonté de soutien. Encore faut-il que,
menacés par la crise, ils ne perdent pas de vue le fait que la Tunisie, dont une
partie très importante des revenus venait du tourisme, aurait besoin de quelque
25 milliards d’euros pour reprendre son souffle. Le développement économique de
la Tunisie sur d’autres bases que le paternalisme traditionnel est essentiel
pour prouver à ses citoyens aussi bien qu’à l’ensemble du monde arabe, que non
seulement la liberté, mais aussi la prospérité découle de la démocratie. Il
s’agit d’un devoir incontournable de la communauté internationale, qui doit
s’assumer pleine responsabilité pour les engagements pro-démocratiques. La
Tunisie a été le premier pays arabe à se soulever contre la dictature, elle va
être le premier pays arabe démocratique. Son évolution sera longtemps un exemple
pour le monde d’aujourd’hui.
Personne ne peut nier que, dans les 20 dernières années, la quantité et aussi la
qualité de la liberté ont augmenté de façon significative. Toutefois, dans ce
temps on a appris que la démocratie et la liberté sont plus vulnérables qu’il ne
paraît au début de ce processus de vingt ans. En 1991, il semblait possible,
voire probable, que les nouveaux Etats démocratiques ou Etats renaissant de
l’ancien camp soviétique vont faire des progrès réguliers et rapides pour
atteindre l’objectif commun d’une société libre et prospère. Au moment où les
équipes réformatrices entraient sur des territoires inconnus, du capitalisme
postcommuniste et de la démocratie, obligés de prendre des décisions dans un
vide marqué par manque d’expérience, ils ont rencontré partout l’opposition
communiste silencieuse ou bruyante. Ils ont eu des difficultés énormes à mettre
en œuvre les réformes nécessaires pour imposer aux citoyens des fardeaux
croissants, pendant que les citoyens s’attendaient à une vie meilleure et
doivent maintenant accepter l’incertitude d’un monde inconnu, mais aussi la
certitude d’un niveau économique et social diminué.
Ceci explique pourquoi les nouvelles démocraties peuvent être tentées de
négocier la prospérité d’un prix du déficit de la démocratie, on parle de
l’introduction quelconque d’un régime populiste ou autoritaire.
Maintenant, après 20 ans, nous pouvons mieux comprendre que l’élargissement de
l’espace d’une démocratie réelle, pas d’une démocratie de façade, signifie
l’expansion de la l’espace de la paix. Nous comprenons que seule une économie de
marché viable et un Etat de droit ne peuvent s’opposer à un Etat oligarchique
qui avait généré une corruption généralisée.
Les grands mouvements populaires pour la liberté, la démocratie et les droits de
l’homme, maintenant au progrès en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient,
changeront non seulement ces pays, mais dans un futur proche la face du monde
entier. On parle de la possibilité d’établir un système de sécurité et la
garantie de la paix dans une plus grande mesure basée sur ce que nous appelons
«soft power».
Un «capitalisme à visage humain
Enfin, il y a la crise morale qui affecte le monde aujourd’hui qui doit être
dépassée. S’il y a vingt ans que des foules en Europe de l’Est étaient prêtes à
se battre et mourir pour la liberté et la démocratie, aujourd’hui, devant nos
yeux, d’autres parties du monde montrent la même détermination, je pense que
nous pouvons penser non seulement aux intérêts communs, mais aussi aux idéaux
communs.
Les intellectuels et les peuples des anciens pays communistes d’Europe de l’Est
ont lancé leur propre projet politique, contribuant à l’élargissement de
l’Europe démocratique. Ils ont donné un nouvel ethos, ont réussi à imprimer à
l’Union européenne de ce moment, quelque peu ossifiée et conduite uniquement aux
problèmes économiques, un nouvel élan, à éveiller des nouvelles forces, à
réveiller des énergies nouvelles. Cela peut se produire encore aujourd’hui.
Une fois de plus, l’Occident est menacé par le danger de la stagnation, et si au
Sud de la Méditerranée naîtra un projet politique visionnaire, adapté aux défis
majeurs du présent, il contribuera à une nouvelle identité de cette région, au
paradigme européen et mondial. Peut-être après que le projet du ”communisme à
visage humain” a complètement échoué, il est temps pour les nouvelles
démocraties de créer le projet du «capitalisme à visage humain». Ainsi, les
nouvelles révolutions du XXIème siècle ne seront pas seulement pour la liberté,
mais aussi pour la dignité humaine.
* Ancien président de la Roumanie (1997-2000)… à l’occasion d’un séminaire
organisé par le Centre de réflexion et de développement du Nord-ouest (CRDNO),
le samedi 23 juillet 2011 à Tunis.