Les sit-in, les harangues, les grèves, les revendications ouvrières, le rappel
des lésés, le retour en force, sur la scène publique, des déshérités et des
laissés-pour-compte de la croissance, le reflux de l’Etat policier et la montée
du discours gauchisant, qui ont suivi le triomphe de la Révolution de la liberté
et de la dignité en Tunisie, ont forcé les nantis, naguère des débordants, des
privilégiés sûrs d’eux et dominateurs, à observer une prudence de Sioux dans
leurs comportements, à faire preuve d’humilité, à intégrer les nouveaux rapports
de force en gestation, à se contraindre, à hiérarchiser les priorités et à
s’adapter aux nouvelles donnes nationales. Mieux vaut passer le nid d’abeilles.
Afin de ne pas danser à contretemps.
Ainsi donc, les économies, l’épargne et les restrictions sont dans l’air du
temps. Désormais, chez la classe possédante, pour qui la preuve du pire est
toujours la foule, on fait attention au moindre sou. Aux écarts. Aux tentations.
Aux attirances. Aux étalages. En somme, «Vivons heureux et cachés» est redevenu
un adage d’actualité. Par les temps qui courent. Mais tout le monde, nous dit un
commerçant représentant d’une marque de luxe dans la banlieue nord de Tunis, ne
peut s’empêcher de reluquer la cuissarde ou le sac à main dernier cri, et malgré
tout, certains continuent à faire des emplettes. Mais différemment, à la
dérobée. Car l’heure est à la retenue. A la réserve. A l’humilité. A
l’austérité.
Au fait, les très riches, chez qui autrefois tout s’étale et tout s’installe,
limitent actuellement les signes extérieurs de richesse, mais dépenser plus pour
leur intérieur ne leur pose aucun problème. Les cuisines haut de gamme font des
ventes record ces derniers mois, affirme un important négociant du côté des
Berges du Lac. La maison est le lieu idéal maintenant pour la trêve, la
confidence, l’intimité, les retrouvailles et l’osmose intellectuelle. «On peut
être aussi ostentatoire qu’on le veut chez soi», explique une vieille dame
tunisoise, à la peau fraîche, blanche et rosée, qui met en exergue les
métamorphoses en cours dans la société, l’intrusion de plus en plus perceptibles
des gueux, dit-elle, dans des quartiers autrefois chasse-gardée de la bonne
société et la haine des nantis, répandue, à longueurs de journées, au lendemain
du 14 janvier 2011, dans les mass-médias et les débats télévisés.
D’ailleurs, pour épouser l’ère du temps et coller aux préoccupations de leur
clientèle traditionnelle, qui se veut discrète, certains détaillants de luxe,
installés dans les quartiers huppés de la capitale et de ses environs, ont
adopté des stratégies de marketing, mélange de secret et d’exclusivité, en
organisant des ventes privées, en ligne, avec des remises sous le manteau et des
négociations de salon. Car les temps sont durs, nous dit une gérante de
plusieurs magasins de prêt-à-porter à La Marsa. Et il faut, insiste notre
interlocutrice, évacuer toute la culpabilité de l’achat, en laissant le
sentiment au client d’une affaire juteuse. Car la crise, ce n’est pas la fortune
moins le sourire, mais un autre monde, avec d’autres règles.
Finalement, chacun voit l’actualité par le petit bout de son portemonnaie ou le
gros trou dans son épargne.