On aurait pu croire que la révolution du 14 janvier, qui a brisé le régime de Ben Ali, aurait offert aux Tunisiens une liberté sans entrave. Des défis attendent cette nouvelle Tunisie dans sa lutte pour instaurer officiellement dans sa Constitution et dans ses lois la liberté, et ce après des décennies de censure.
Certes, nous vivons dans un climat général de liberté depuis la révolution. Une liberté sélective quand il s’agit de domaines bien précis, les médias, les arts ou encore Internet. C’est grâce à ce dernier que la voix et l’image de notre révolution a été portée au-delà de nos frontières.
La libération totale de l’Internet, comme le stipule le droit universel(*), était l’un des plus grands acquis depuis la chute de la dictature de Ben Ali. Mais voilà que des gens sont prêts à tout perdre de cette liberté au nom d’une vision très limitée des libertés.
Réinstaurer la censure via la justice
La déception vint quelques mois plus tard, lorsque trois avocats ont porté plainte contre l’Agence Tunisienne de l’Internet. Pourquoi? C’est dans le but de réactiver les mêmes pratiques de Ben Ali. Pire encore, remettre la censure via la justice, sans débat national, sans aucune consultation du peuple qui demeure le seul juge et responsable de ses propres choix.
Dans cette affaire, qui est encore en cours de jugement, les éléments de l’accusation sont aberrants:
– Changements de rôles: On s’étonne que ce soit la Justice qui ordonne la censure (en référé) et que l’ancien organe de censure sous Ben Ali (Agence Tunisienne de l’Internet) défende la liberté des internautes. Quels désarrois que celui de voir les avocats imputer à cette même justice les responsabilités de protection de l’enfance qui relèvent en premier du devoir parental.
– Où ira notre argent: Depuis la révolution, la subvention de l’Etat ainsi que les contrats de maintenance et de mise à jour des équipements de censure chez l’Agence Tunisienne de l’Internet ont été annulés. De ce fait, l’application de la décision de justice mènera l’Agence à demander un financement public qui s’élèverait à 16 millions de dinars par an (**), d’après les estimations d’un groupe d’experts. Donc indirectement, «nous» financerons de notre propre argent (impôts) le rétablissement de la dictature virtuelle.
– Le flou de la motivation et l’hypocrisie de la plainte: Les avocats avaient déposé leur plainte arguant que la pornographie virtuelle est une menace pour les enfants et est «contraire aux valeurs arabo-musulmanes». Peut être auraient-ils oublié que les dangers pour les enfants existent partout et par tous les temps et sous plusieurs formes réelles et virtuelles. Quant aux valeurs arabo-musulmanes, elles font partie d’une éducation donnée par ces mêmes parents responsables de la sécurité de leurs enfants. En ajoutant lors de la 4ème séance de l’appel un autre élément (l’article 62 du Code des obligations), les plaignants définissent les sites pornos comme lieu de commercialisation de biens contraires à la loi, mais ce même article ne parle pas d’Internet.
– Pourtant les solutions existent: En effet, les différents fournisseurs de services Internet offrent la solution de contrôle parental dès l’abonnement au service, et les conseillers clients sont là pour aider les parents à installer ces solutions, c’est le même processus qu’un technicien qui viendrait vous installer une antenne parabolique et qui vous aidera à coder les chaînes satellitaires adultes. Quant aux solutions de cadre légal pour l’utilisation d’Internet en Tunisie, d’après des sources proches du gouvernement, il y a un projet de loi-cadre en étude. On se demande alors pourquoi la justice entraverait-elle le travail de la Commission.
– Au-delà d’Internet: C’est une évidence de plus que les avocats ne comptent pas s’arrêter à Internet, ce même trio s’est attaqué, pour les mêmes raisons, à un autre domaine de libre expression: le Cinéma. Ils ont en effet porté plainte contre la réalisatrice du film «Ni Allah ni maître», Nadia El Fani, jugé offensant pour les valeurs arabo-musulmanes. Si on suit leur raisonnement, qu’on soit jeune ou adulte, c’est à la justice de remplacer l’autorité parentale. Et pourtant, ces jeunes et adultes ont démontré au monde entier qu’il n’était plus question que quiconque décide à leur place de l’étendue de leur liberté.
Imaginez un moment que ces sites Internet soient des rues, que le contrôle parental soit un feu de signalisation, qu’il y ait des conducteurs dangereux (les dangers d’Internet). La logique serait que chaque parent prenne son enfant par la main pour lui faire traverser la rue. Une fois adulte, il pourra le faire tout seul et sans danger. Toujours en suivant le raisonnement de ces avocats, on devrait plutôt charger la justice de fermer cette rue à tout le monde, alors que l’éducation reste l’élément fondamental de la protection des enfants.
Lundi 15 août 2011 le juge nous donnera peut-être raison avant d’aller en cassation.