Sous les deux règnes de Bourguiba et Ben Ali, le peuple tunisien (probablement
comme tous les peuples arabes) a régulièrement été infantilisé et pris pour un
débile sur le plan de l’information émanant du gouvernement. Nous pensons
particulièrement au Journal télévisé (JT) du soir, le plus vu car, généralement,
suivi d’une variété quelconque ou d’un feuilleton.
A l’ouverture du JT, commencent à défiler des images du conseil ministériel tenu
dans la matinée. On voit alors le président de la République en train d’agiter
les mains, l’air un peu trop sérieux, et de la mime couverte, elle, par une
simple musique. La caméra ne couvre que son visage et ses mouvements, rarement
les ministres présents autour de la table. Dans cette tactique consistant à
focaliser uniquement sur le chef de l’Etat, le peuple est censé comprendre que
seul le président de la République est sensé, a vraiment des choses à dire, très
au fait de la chose politique et économique, un donneur de leçons et un grand
stratège sans lequel le pays irait tout droit à sa perte. Au moins, sous
Bourguiba, on savait à qui on avait affaire: l’homme, tout de même, avait donné
en 1963 un discours retentissant à… Washington et sans le moindre texte écrit
entre les mains! Mais ce n’est qu’un exemple. Passons.
Donc, les téléspectateurs regardaient “l’information“ sans l’entendre. Il y
avait certes un speaker qui en faisait le commentaire. Mais qu’est-ce qui
prouvait que le conseil était réellement en train de discuter le développement
régional ou l’impulsion de l’emploi? Que disait au juste le chef de l’Etat?
Pourquoi est-ce que les ministres ne disaient jamais rien? Sinon, pourquoi
est-ce qu’on ne devait pas les entendre? En quoi est-ce que l’intervention d’un
ministre pouvait entacher l’aura du chef de l’Etat? Mais dans ce cas, pourquoi
fallait-il des ministres, le président n’avait qu’à tout faire tout seul, et
envoyer par la suite des directives à tous les départements de l’Etat. Ç’aurait
été plus simple.
D’ailleurs, il n’y avait pas que la Télévision. Même les quotidiens se
contentaient d’un texte parachuté par la TAP (Tunis-Afrique Press). Dans ce
texte, on pouvait lire: «Le chef de l’Etat a tenu ce matin un conseil
ministériel au cours duquel il a pris un train de mesures en vue de promouvoir
le secteur touristique (ou n’importe quel autre secteur)». Un point, et à la
ligne. Mais à la ligne, il n’y avait plus rien. C’était de l’information dénuée
de toute information.
En termes clairs, le peuple tunisien n’avait pas le droit de savoir ce que
disait le chef de l’Etat, ni lors d’un conseil ni lors d’une visite dans notre
pays d’un autre chef d’Etat; au mieux des cas, l’on nous disait: «La rencontre a
porté sur les relations bilatérales entre les deux pays». Allez deviner le
reste…
Un point très important à savoir. Lors d’un conseil des ministres, il n’y avait
jamais l’ombre d’un journaliste. Les seuls accrédités étaient un photographe
(juste le temps de prendre un cliché qui sera repris le lendemain par tous les
médias) et un caméraman dont on enlevait le micro de sa machine. D’ailleurs,
durant les huit dernières années de Ben Ali, ce caméraman de la Télévision
tunisienne était devenu un employé du palais, il ne prenait plus jamais attache
avec son Administration. Pis: il était tout le temps épié, surveillé de très
près, car il risquait carrément la prison s’il se permettait le luxe de
colporter tout ce qu’il avait entendu durant le conseil.
Et comme par enchantement, à peine le conseil était terminé que le texte à faire
publier par les journaux était déjà fin prêt et faxé à la TAP qui, à son tour,
le renvoyait tel quel à tous les médias. C’est cela qui rendait l’information en
Tunisie nullement crédible, plutôt mensongère, ridicule et grotesque.
Ici, nous sommes en train de donner l’impression que nous ne faisons que nous
attaquer au passé. Non. Pas du tout. Nous tentons tout simplement de savoir si
certaines choses, sur le plan politique, vont vraiment changer. Surtout après la
Révolution, le peuple tunisien s’attend à une réelle information
gouvernementale. On voudrait écouter et apprécier par nous-mêmes (non à travers
un commentaire écrit avec beaucoup d’emphase) le discours et toutes les
interventions du chef de l’Etat (sans texte pré écrit, de préférence); on
voudrait que tous les futurs ministres se soumettent réellement au jeu
démocratique en acceptant d’intervenir à la Radio, à la Télévision, sur les
colonnes des journaux, et répondent sincèrement aux questions des journalistes,
tous les journalistes, pas seulement ceux choisis par eux ou l’Etat. On
voudrait, à la place d’un texte unique, figé, stéréotypé et repris par tous les
médias, que le journaliste tunisien ait le droit d’assister à un conseil des
ministres (entre autres), donne sa propre information et, s’il le faut, ses
propres impressions. Car un texte rédigé à 10 h du matin (avant même le début du
conseil) et envoyé à la TAP vers 13 heures ne peut être qu’un tissu de
mensonges.
Sinon? … Eh bien, sinon, les téléspectateurs comme les lecteurs continueront à
se désintéresser des affaires nationales pour se rabattre sur le feuilleton
égyptien et le football. Et bonjour un 2ème Ben Ali!