III – Bourguiba et la Mosquée Zitouna
Paru en 2005 dans sa version originale (arabe littéraire), cet ouvrage de grande
importance, aujourd’hui réédité dans une version française assurée par Sihem
Bouzgarrou Ben Ghachem, tombe à point nommé, en cette période délicate que nous
traversons, pour nous éclairer davantage sur la perception bourguibienne de
l’islam, mais aussi sur l’équation (inextricable?) islam/modernité.
Beaucoup, jusqu’à aujourd’hui encore, ne cessent de reprocher à Bourguiba
d’avoir ôté son caractère didactique (l’enseignement de la théologie musulmane,
pour l’essentiel) pour en faire une mosquée tout à fait similaire à des
centaines d’autres. A tort ou à raison? L’auteur, dans ce chapitre, tente de
jeter la lumière sur ce qui était considéré comme ‘‘l’affaire de la
Mosquée Zitouna’’.
En guise d’introduction au sujet, l’auteur rappelle qu’«à partir du moment où
les chefs de file du mouvement réformateur musulman côtoyèrent l’avant-garde de
la modernité européenne, ils prirent conscience que les Arabes avaient quitté
l’Histoire par la grande porte et déserté l’arène de la civilisation en
négligeant la recherche scientifique (…) Du reste, Jamel Eddine Al Afghani
annonça les prémices de la prise de conscience de la profondeur du fossé
séparant les civilisations occidentale et orientale». Etant bien entendu que
«l’enseignement est pour l’individu et la collectivité l’une des voies de
l’ascension sociale», la question était de savoir si «l’enseignement zitounien
répondait à ces aspirations civilisationnelles». Or, «Aussi divergentes que
fussent les opinions politiques ou la formation scientifique des élites
tunisiennes, elles s’accordèrent toutes pour relever la stérilité de
l’enseignement zitounien, surtout à la lumière des programmes scolaires
enseignés». A titre d’exemple, l’auteur cite le journal Al Mojêz (L’Importun,
1906 – 1907) qui «estima que les enseignants de l’Illustre Mosquée souffraient
de lourds handicaps qu’ils dissimulaient sous l’intimidation et la menace. En
effet, pendant le cours, l’enseignant se rembrunissait toutes les fois qu’on lui
posait une question».
Le choc!
«A l’époque précoloniale, l’enseignement zitounien conférait à ses diplômés un
prestige social et un capital symbolique incontestables». Mais «avec la
colonisation, un nombre de mécanismes économiques et culturels se propagèrent
dans ce corps social amorphe et entraînèrent la modification de la plupart des
conventions sociales (…) En outre, les candidats aux concours devaient
obligatoirement maîtriser la langue française, parce qu’on évaluait leur niveau
dans cette langue (…) Autrement, ils étaient défavorisés au profit des diplômés
du Collège Sadiki et de l’enseignement moderne».
Aussi, dans son discours du 18 février 1960,
Bourguiba devait-il insister sur le
fait que «C’est notre régression qui avait attiré la colonisation française vers
nos pays. Malheureusement, ce retard ne se limite pas seulement à la puissance
militaire, il s’étend également au domaine intellectuel dont découlent les
autres aspects».
Constat d’échec!
«Au moment de la proclamation de l’indépendance, la totalité de l’appareil de
l’Etat moderne était déjà établie à tous les niveaux: l’économie,
l’administration, l’enseignement, la santé, les services. Néanmoins, les
Tunisiens assumant diverses fonctions étatiques étaient peu nombreux. Or, pour
asseoir réellement les bases de l’indépendance du pays, il fallait avant tout
que les Tunisiens se substituent aux Français dans les différents rouages de
l’Etat.
Cependant, seuls ceux qui maîtrisaient le français étaient nommés aux postes
cédés par les colons, car, à ce moment-là, seule cette langue était utilisée
dans les services publics. Par conséquent, les diplômés de l’enseignement
traditionnel qui ne parlaient pas le français n’étaient pas aptes à assumer des
fonctions administratives».
Ainsi donc, «Bourguiba confirma-t-il la contradiction flagrante entre le
discours de ses détracteurs et les fins premières du message divin qui
stipulaient que les Textes devaient être interprétés pour s’adapter aux progrès
sociaux et aux avancées de la civilisation. D’ailleurs, au cours des débats qui
l’opposèrent à ses adversaires, il démontra le retard intellectuel qui les
caractérisait».
(*) Sud Editions, 290 pages, 18 dinars.
– Lire aussi:
Tunisie: «Bourguiba et l’islam» de Lotfi Hajji (*)