Tunisie – Wided Bouchammoui, présidente de l’UTICA : “Si le commerce parallèle emploie 5.000 personnes, les entreprises emploient plusieurs centaines de milliers, …il faut choisir !”


wided_415-320-art.jpgCalme, pondérée, réfléchissant non pas ses phrases, mais ses mots, Wided
Bouchammaoui, présidente de l’UTICA, compte bien conduire la
centrale patronale à bon port.

Passionnée, révélant une grande force de caractère et un sens aigue de la
responsabilité sous une douceur apparente, cette femme aux mains de fer dans des
gants de velours ne risque pas de se laisser abattre par toutes les difficultés.

WMC: L’UTICA a été depuis le début de l’année absente de la scène politique mais
également médiatique, on n’oserait pas dire économique alors sur quoi
planchiez-vous?

Wided Bouchammaoui: L’UTICA a été, il est vrai, absente de la scène politique et
médiatique, mais c’est bien parce que nos priorités étaient la réorganisation de
l’Union. Il fallait qu’il y ait un consensus autour de l’UTICA. Aujourd’hui,
nous pouvons dire que le renouvellement des structures avance considérablement, ce qui
nous permet de nous considérer sérieusement représentatifs de l’entrepreneuriat
privé.

Sur un autre volet, les activités et les événements économiques ont de nouveau
redémarré au sein de la centrale. Journées d’information et rencontres avec les
adhérents ont repris de plus belle. Les négociations sociales ont été assurées
dans des conditions assez difficiles. Il fallait le faire, nous nous sommes
exécutés, c’est un devoir et c’est un acte patriotique. Sans oublier que tout au
long de la révolution, nos marchés étaient approvisionnés et il n’y a pas eu de
rupture de stocks. Qui a supervisé tout cela? Bien entendu l’UTICA, il faut bien
lui reconnaître cet acte.

Nous avons réussi l’une des rares révolutions au monde qui n’a pas souffert
d’une rupture de stocks. Quelques incidents étaient dus à des circonstances qui
dépassaient les prérogatives de l’UTICA. Nous avons veillé à ce que le pays
continue à vivre, nous avons bataillé pour éviter toute pénurie en produits de
base et de consommation courante. En ces temps où le pays vivait des moments
difficiles, nous, nous étions sur le terrain veillant au grain pour préserver la
continuité économique et nos entreprises qui, comme vous le savez, ne sont pas
uniquement un acquis pour nous mais surtout un acquis pour la nation. A partir
de là, vous pouvez comprendre que nous n’avions pas le temps d’être trop
présents sur les médias ou dans les débats publics.

A combien avez-vous évalué les entreprises sinistrées depuis le mois de décembre
2010?


250 dossiers ont été déposés à l’UTICA pour les dégâts inférieurs à 10.000 DT et
350 pour les dégâts supérieurs à 10.000 DT. Le total des pertes des entreprises
est estimé à environ 140 millions DT hors grandes surfaces, agences bancaires et
concessionnaires automobiles. A ce jour, la Commission d’indemnisation -qui regroupe toutes les parties prenantes- s’est
réunie à 5 reprises et a examiné 90 dossiers dans les secteurs agroalimentaires,
commerciaux, industriels et de services.

Combien de dossiers ont été traités à ce jour?


34 dossiers ont été indemnisés dont 12 agricole, 10 dans le commerce, 8 dans
l’industrie et 4 dans les services pour un montant d’environ 7,5 millions de
dinars tunisiens.

51 dossiers seront réexaminés pour une contre expertise ou un complément
d’informations et 4 dossiers ont été rejetés. Au niveau des régions, des dégâts
sont moins importants mais leur évaluation n’a pas été définitivement faite. Les
commissions régionales ont commencé à se réunir, mais les dossiers doivent être
transmis au ministère des Finances pour indemnisation.

Le ministre de la Justice a récemment fait une déclaration à propos de la
corruption des hommes d’affaires qui a suscité la colère des opérateurs privés.
Qu’en pensez-vous? Est-ce d’après vous le meilleur moyen de rassurer votre
communauté?

En ce qui nous concerne, nous estimons que la justice est là et elle mérite
notre confiance. C’est à elle de statuer. Nous ne défendrons pas ceux ou celles
qui s’adonnent à des malversations, qui ne respectent pas le droit du travail,
qui ne paient pas leurs impôts et qui n’ont pas des pratiques transparentes.
Mais il ne faut pas non plus que les hommes d’affaires soient tous considérés
comme étant coupables jusqu’à preuve de leur innocence ou qu’à chaque fois, ils
aient peur d’apparaître dans une liste ou une autre. Si nous devons suivre cette
logique, aucune profession n’y échappera, médecins, experts-comptables, avocats,
journalistes, et ainsi de suite. Cela s’appelle la logique des listes et non
celle des délits. Cette situation engendrera une psychose dans tous les milieux
et au niveau de tous les corps de métiers. Est-ce ce que visait la révolution?
J’estime qu’il faut sévir lorsqu’il y a lieu de le faire, personne n’en
disconvient. Laissons la justice assumer et assurer et laissez-nous faire notre
travail. Laissez-nous créer des emplois. C’est ce que tout le monde veut
n’est-ce pas?

Dans cette ambiance de peur, qui acceptera d’investir et de créer de nouveaux
projets? Ca serait bien si nous arrivons à garder les nôtres. Les milieux
d’affaires ne sont pas parfaits, il y a des corrompus mais il ne faut pas
généraliser, il y a des opérateurs privés qui ont bataillé pour devenir ce
qu’ils sont devenus. Est-il normal qu’à chaque fois qu’on voit des signes de richesses sur quelqu’un, on l’accuse de corrompu?

Que faites-vous pour rassurer vos adhérents par rapport à cette situation?

Suite à la déclaration du ministre de la Justice, nous avons publié un
communiqué exprimant notre indignation et prévenant l’opinion publique et le
gouvernement aux dangers de la généralisation des jugements de valeur à
l’ensemble de la communauté d’affaires. Nuire à l’image des hommes d’affaires ne
sert l’intérêt de personne.

J’ai eu l’occasion de rencontrer le Premier ministre et je l’ai informé que pour
que nous puissions assurer notre rôle dans le développement de l’économie de
notre pays, il faut que nous y occupions une véritable place. Nous aimons notre
peuple et notre pays et nous nous situons dans une dynamique constructive, il
faut qu’on nous laisse travailler et qu’on arrête de nous diaboliser parce que
si nous, nous arrêtons, ce sont les citoyens et le pays qui en pâtiront. Nous
voulons, je le répète, créer de l’emploi, c’est notre rôle et ce n’est pas celui
de l’Etat, mais il ne faut pas que nous soyons à chaque fois lynchés
publiquement et sur les médias.

Comptez-vous en tant qu’UTICA œuvrer à plus de transparence et de bonnes
pratiques dans les milieux des affaires?


Nous y travaillons. Nous voulons tous une meilleure gouvernance et nous
bataillons tous pour des meilleures pratiques. Mais nous n’avons plus la force
ou la capacité de supporter cette ambiance de suspicion autour de nous tous
comme ces listes qui sortent tous les jours.

Nous attendons une liste de la Banque centrale qui sera prochainement publiée,
nos hommes d’affaires sont dans l’expectative parce que personne ne sait s’il y
figure, personne ne sait non plus s’il figurera dans une liste d’interdiction de
voyager. Est-ce une atmosphère qui prédispose l’homme d’affaires à investir et
réfléchir à développer ses projets dans son pays? Entendons-nous bien, les
contrevenants doivent être sanctionnés mais pas toute la communauté, tout le
monde y perdra des plumes.

Pour investir, il faut être sécurisés et rassurés, nous voulons créer de la
valeur ajoutée, nous voulons bâtir notre pays mais dans une ambiance plus saine
où la justice est seule habilité à prendre les décisions.

Que pensez-vous du pluralisme syndical au niveau du patronat ou des
travailleurs?

Pour moi, cela ne peut être que positif. C’est la logique des démocraties, le
pluralisme est positif s’il ne sert pas à surenchérir sur les intérêts
économiques du pays. Il suffit de respecter la loi, il ne faut pas soumettre les
entrepreneuriats à des chantages et il ne faut pas que nous soyons pris dans un
étau entre 2 syndicats concurrents.

Nous garantissons les droits des travailleurs, c’est le principe et tout doit
passer par les discussions et les négociations, c’est par la communication que
tout peut être résolu et non par des rapports de force. Nous sommes pour
l’entente et le consensus mais il n’est pas normal que les entreprises soient
menacées dans leur existence même.

Les négociations sociales ont apparemment réussi, alors qu’est-ce qui explique
ces entreprises qui ne marchent pas?


Nous militons pour une entente sociale au sein des entreprises. Tout le monde y
gagnerait. Mais le gouvernement doit être ferme et protéger les centres de
production et les entreprises tunisiennes qui sont un patrimoine national.
Est-il normal que la Tunisie en soit réduite à importer le ciment parce que les
jeunes des alentours de l’Usine d’Enfidha interdisent aux employés de regagner
leurs postes sous prétexte qu’eux-mêmes sont chômeurs? Et la responsabilité de
l’Etat dans tout ça?

Et par rapport au commerce parallèle, que vous a-t-on répondu?


Le commerce parallèle figure aujourd’hui parmi les plus grandes plaies non pas
de l’entrepreneuriat privé mais de l’économie du pays. Auparavant, nous
arrivions à identifier les canaux et les artisans de ce commerce. Aujourd’hui,
c’est l’anarchie et l’informel est devenu la règle sous prétexte de chômage. Si
on préfère résoudre le problème de 5.000 chômeurs aux dépens de plusieurs
centaines d’employés et détruire l’économie tunisienne, on n’a qu’à continuer
sur ce terrain-là.

Pire, les produits vendus sur les marchés populaires ne sont même pas tunisiens,
autant que nos entreprises en profitent et en plus, ils sont nocifs pour la
santé, leurs origines sont mêmes inconnues. Les médias, sur ce plan là, ne nous
aident pas beaucoup, si la révolution de la dignité revendique le travail, en
défendant les pratiques du commerce parallèle, c’est l’emploi qu’on menace.

Il faut faire des restrictions au niveau des frontières et c’est le rôle de
l’Etat. Comment peut-on ne pas réagir lorsque nos entreprises sinistrées sont
concurrencées de manière si brutale par des marchandises qui passent les
frontières comme si elles étaient toutes ouvertes. Nous pouvons résister un ou
deux mois mais pas plus. Nous sommes en train de nous acquitter de nos devoirs
envers nos employés au prix de sacrifices énormes, nous sommes à bout et l’Etat
doit prendre des solutions radicales sinon d’ici le mois d’octobre une nouvelle
vague de chômeurs remplira les rues. Nous avons besoin d’assurances sécuritaires
et légales.

Quels sont les secteurs qui ont le plus souffert depuis le début de l’année et
qu’en est-il du décret concernant l’amnistie sur les chèques sans provision?


Les secteurs les plus endommagés sont ceux de l’électroménager, les commerces de
prêt à porter et de biens de consommation courante. D’autre part, il y a des
indices positifs comme l’augmentation des exportations et la croissance du
secteur industriel. Pour ce qui est du décret sur les chèques sans provision, le
gouvernement a promis plus de précision dans les textes d’application pour
limiter les dégâts sur les entreprises. Nous attendons toujours, parce que ce
n’est pas acceptable que les entreprises subissent les contre coups de la
révolution et reçoivent des coups de leur propre Etat à cause de pareille
décision.

L’autre risque de ce décret est bien évidemment la rupture des rapports de
confiance entre les entrepreneurs eux-mêmes.