Qui ne se souvient pas des cris de joie des militants de gauche, des
représentants de la société civile et des organisations des droits de l’homme en
entendant le ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi, annoncer, au lendemain du
triomphe de la révolution de la liberté et de la dignité, la dissolution de la
Police politique, dont le rôle, depuis l’indépendance du pays en 1956, était la
conservation du régime autoritaire, la sûreté de l’Etat, la défense du
gouvernement et la surveillance étroite de toutes «les conspirations»
potentielles. Car, pour assurer toutes ces tâches, «l’armée de l’intérieur», qui
doit coller à l’état et à l’évolution des esprits des Tunisiens, conformément à
sa raison d’être, a tout surveillé. Epié. Répertorié. Noté. Contrôlé. Noyauté.
Etiqueté. Conservé. Archivé. Numéroté. Pendant des décennies. Afin de briser
toutes les oppositions. Il s’agit d’un rôle de la police… Aussi vieux que la
civilisation.
La dictature vaincue, la police politique a-elle encore droit de cité dans la
Tunisie postrévolutionnaire? Cet organe de force peut-il jouer un rôle dans un
régime représentatif de la volonté populaire? Doit-il surveiller l’opinion, les
agissements des opposants dans un système fondé sur le suffrage universel?
Peut-il continuer son œuvre de surveillance, alors que la liberté est devenue
maintenant la règle? Un gouvernement démocratique a-t-il besoin de tout savoir
sur la nation? Ses forces vives syndicales, estudiantines, artistiques,
associatives et politiques? En d’autres termes, n’y a-t-il pas contradiction
entre les libertés publiques, pour lesquelles des générations de Tunisiens ont
lutté au péril de leur vie et la notion même de «police politique»?
Devant toutes ces protestations de vertu, les beaux jours de la police politique
sont-elles vraiment comptées en Tunisie?
Tout d’abord, en dépit de toutes les révolutions des 19ème et 20ème siècles, les
intérêts sécuritaires des Etats ont été endurants. Persévérants. Lénine, après
avoir éliminé le tutorat politique de l’appareil répressif des Romanov, a
récupéré l’ancienne police tsariste dans son intégralité. Rebaptisée «la Tcheka»
à ses débuts, elle a fait des merveilles contre l’opposition «blanche», sa
génitrice.
Khomeiny aussi, après la victoire de la révolution islamique en 1979, a repris
en entier la structure de «la Savak», de triste mémoire, fleuron de l’armée de
l’ombre du Shah d’Iran, tout en éradiquant ses chefs royalistes. Sans se renier,
les mollahs ont ainsi utilisé un moyen de gouvernement qu’ils avaient dénoncé
sans relâche pendant des décennies.
Les démocraties portugaise et espagnole, encore naissantes, ont continué, après
la chute de Salazar et de Franco, au milieu des années soixante-dix, à disposer
des mêmes officines sécuritaires. Dans ce cas, peut-on traiter de naïfs et
d’angéliques les appels de certains Tunisiens, au lendemain de la révolution du
Jasmin, à la dissolution de la police politique?
D’après des experts internationaux, aucun gouvernement au monde ne peut se
passer des «RG». Toutefois, contrairement aux régimes despotiques, qui
privilégient des polices «d’attaque», «de provocation», les démocraties, nous
dit Aissa Baccouche, sociologue de renom, doivent promouvoir une police
républicaine de simple observation, dont les agents ne feraient pas de
politique. Ils seraient, de ce fait, «des auditeurs pas des acteurs». Un service
de «météorologie» politique en somme. Des lanceurs d’alerte. Des veilleurs. Dans
le but d’éclairer les pouvoirs publics. Vite. Complètement. Impartialement. La
police intelligente pénètre alors «les centres d’action ou d’agitation
politique», non plus pour y signaler les ennemis d’un président à vie, mais pour
y découvrir les ennemis du suffrage universel, de l’onction populaire. Ce qui
était rejeté, méprisé au service d’un clan, d’un despote, redevient légitime au
service de tous.
Finalement, d’après certains observateurs nationaux et internationaux, on ne
conçoit guère de société un peu organisée sans qu’il y existe un service de
police politique. Qui défend les droits des citoyens. Les libertés publiques. Le
domaine inviolable de la souveraineté nationale. Et la République.