Des conditions de vie meilleures, mais des inégalités plus fortes qu’avouées
Cette mise au point faite, ce qui peut être affirmé, c’est que les conditions de vie du tunisien lambda ont connu, au cours du demi-siècle passé, y compris donc les vingt-trois années de l’ère Ben Ali, des améliorations incontestables. Des améliorations certaines mais, à l’évidence, beaucoup plus modestes que ne le révèlent les chiffres avancés, et plus inégalement réparties que ce que le discours officiel cherchait à accréditer. Que la lutte contre la pauvreté ait enregistré des succès notables et des échecs probablement plus notables encore, cela nous paraît être une évidence. Que la pauvreté, continue de frapper lourdement plusieurs centaines de milliers de familles tunisiennes réparties à travers toutes les régions de la République, et plus particulièrement, les régions rurales du Nord-Ouest et du Centre Ouest, cela nous paraît être une autre évidence.
Là où cela fait désordre…: Ce qui fait, à juste titre, désordre, scandale même, c’est tout autant la persistance que le déni de l’exclusion et de la misère qui frappaient- et continuent de frapper- les populations des régions rurales les moins favorisées et aussi celles des périphéries urbaines prolétarisées, alors que les tableaux de bord de l’économie tunisienne affichaient d’année en année, une santé insolente.
Des non-dits massifs, révélateurs d’une culture de l’omerta statistique généralisée: Mais pourquoi passer sous silence les écarts maintes fois constatés par des enquêtes internationales (le PNUD par exemple) dans les conditions de vie entre la Tunisie du littoral et la Tunisie des profondeurs? Pourquoi occulter les taux de chômage explosifs chez les jeunes, qui atteignent 30% en moyenne, à l’intérieur du pays, avec des pics de l’ordre de 50% dans certaines villes du Nord-ouest (Le Kef) et du Nord-est (Sidi Bouzid), alors que les chiffres officiels les situent à 14% seulement? Comment justifier qu’après six décennies de développement consécutives des centaines de milliers de familles continuent de manquer d’eau potable, y compris dans les zones où cette ressource est surabondante (région du Nord-ouest), d’électricité, de dispensaires, de médecins spécialistes, de moyens de transports et d’équipements collectifs de base?
Pourquoi le problème de l’allotissement de terres domaniales au profit de jeunes techniciens sans emploi demeure-t-il, à ce jour, non résolu ? Pourquoi n’a-t-on pas pris bras-le-corps le problème du surendettement bancaire de paysans modestes (agriculteurs et éleveurs), aujourd’hui au bord de la faillite? Comment expliquer que l’investissement privé, tunisien et étranger, en dépit des incitations généreuses consenties par l’Etat, continue-t-il de bouder les régions pauvres ? Où en est le désenclavement des régions isolées, via notamment leur intégration dans les circuits touristiques?
Comment tolérer que des aides sociales décidées, budgétisées ne soient jamais versées à leurs bénéficiaires? Quel bilan tirer de l’action gouvernementale en ce qui concerne le développement de ce quart-monde que sont les régions frontalières, montagneuses et forestières? Dans quelle mesure l’expérience du microcrédit a-t-elle atteint ses objectifs, en termes de création de sources de revenus autonomes dans les zones les plus démunies du pays?
Des interrogations parmi tant d’autres. Des interrogations que l’observateur assidu pouvait se poser, en silence seulement, un peu par lâcheté, il faudrait le dire. Mais des interrogations que les révolutionnaires du 14 Janvier reprendront à leur compte pour les traduire en autant de procès faits aux gouvernants déchus, et en autant d’arguments pour justifier le blocage des routes et de la distribution d’eau potable, le déclenchement de grèves sauvages et autres sit-in.
La demande de développement dans les régions pauvres est massive, pressante, exigeante et impatiente…plus que jamais
Dans la Tunisie révolutionnaire, la demande de développement, avec toutes les symboliques dont ce terme est prégnant, n’est pas seulement devenue plus massive, mais aussi plus pressante, plus exigeante, plus impatiente que jamais. Comme si le développement avait été jusque-là un bien rare, accessible à quelques privilégiés et interdit à la masse des exclus, alors qu’il est un bien public, un bien collectif, un droit fondamental et une liberté essentielle de l’homme, quel qu’il soit, où qu’il soit. Avec ce que l’Etat avait parcimonieusement consacré au développement régional au cours des vingt-trois années passées, 1987-2011, une enveloppe budgétaire totale de l’ordre de 34 milliards de dinars, quelque 1,6 milliard, ou l’équivalent de un dixième du total des dépenses publiques, en moyenne et par an, le développement régional ne pouvait pas être un bien public collectif. Avec, en plus, une allocation des ressources disponibles biaisée en faveur des régions du littoral –quelques 82% du total- laissant aux régions de l’ombre la portion congrue -à peine 18% des ressources-, le développement régional revendique son caractère de bien rare, de bien exclusif, de bien interdit aux pauvres.
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