Nous avons expliqué dans les paragraphes précédents en quoi le schéma d’aménagement du territoire national tunisien est de type autoritaire, centralisé, peu propice à un développement participatif, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle régionale, et marqué par une urbanisation non maîtrisée.
Tout réaménagement du territoire national dans le sens souhaité devrait pouvoir répondre aux exigences suivantes:
Une clarification des prérogatives des départements ministériels concernés
La clarification des prérogatives des départements ministériels concernés par l’aménagement du territoire passe par la délimitation précise, via la promulgation des textes législatifs et des décrets d’application pertinents, des champs de compétence des parties prenantes, principalement les ministères du Développement régional, de l’Intérieur, du Plan, et de l’Equipement et Habitat.
La mise en place d’un système de coordination entre tous les acteurs impliqués dans l’élaboration des schémas d’aménagement
La mise en place d’un système de coordination entre tous les acteurs nationaux et régionaux impliqués dans l’élaboration et le suivi des schémas d’aménagement: départements ministériels, agences, associations de sauvegarde, et autres ONG est vitale. Il convient, à cet effet, de tirer les enseignements nécessaires des expériences d’aménagement participatif et démocratique, en Europe et ailleurs, comme l’expérience française des DATAR
L’élaboration de schémas directeurs d’aménagement régionaux à long terme
Une différentiation de l’espace territorial national en régions économiques ou en régions de développement
L’élaboration de schémas directeurs d’aménagement régionaux à long terme devrait cibler principalement la réorganisation de l’espace territorial national en un nombre réduit de ‘régions économiques’ ou en ‘régions de développement’ (quatre à cinq) -le concept de ‘pôles de compétitivité’ (modèle français des DATAR), comme celui de ‘pôles de croissance ou de développement’, dont l’application n’a pas toujours répondu aux attentes, nous paraissant trop réducteurs pour être retenus. Dans le même ordre d’idées, le projet entretenu par le ministère du développement régional de doter chaque région d’un plan propre, n’a de sens que s’il s’inscrit dans le schéma de ‘régions économiques’ ou de ‘régions de développement’ évoqué plus haut.
Favoriser les complémentarités actives entre les régions
Des régions économiques rivales et introverties ne serviront pas la cause du développement régional souhaité. Elles pourraient même engendrer ici et là des situations de rentes, préjudiciables à l’esprit d’entreprise. Il faudrait, au contraire, favoriser les complémentarités actives entre régions autour des grands travaux d’infrastructure comme autour de projets productifs, y compris les projets de grande taille financés par des investisseurs étrangers. La complémentarité active suppose bien évidemment des spécialisations productives régionales, fondées sur les avantages comparatifs, naturels ou acquis, et n’exclut en rien l’instauration d’une culture de la compétitivité entre elles.
Privilégier la constitution de régions économiques mixant des composantes riches et des composantes moins riches
Rien ne dessert plus la cause du développement régional recherché que le découpage du territoire tunisien en régions économiques et en régions économiques pauvres. Ni l’union des pauvres, ni l’union des riches ne sont garantes d’un développement régional dynamique, équitable et équilibré. Ce mixage riches- pauvres peut mal s’accommoder d’un découpage territorial, strictement basé sur le critère du voisinage géographique. En d’autres termes, il n’est pas exclu que certaines composantes d‘une région économique donnée n’aient pas de frontières géographiques communes.
La mise en place d‘une politique de décentralisation active, efficiente et équitable en matière de délocalisation des services administratifs et des sièges sociaux des entreprises publiques.
La dotation de chaque région des infrastructures de base et des équipements collectifs nécessaires.
La dotation de chaque région en infrastructures de base et en équipements collectifs nécessaires (économiques, sociaux et culturels) est non seulement la condition première de tout développement régional, mais elle est aussi une partie intégrante de toute politique d’aménagement du territoire. A cet effet, le bilan des soixante années de développement économique en Tunisie, y compris les deux dernières décennies, est tout, sauf négatif. Personne ne peut raisonnablement ni équitablement prétendre que le paysage régional tunisien ne s’est pas amélioré dans des proportions remarquables au cours des six décennies écoulées. Ce paysage restera durablement marqué par les grandes infrastructures réalisées, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest du pays- routes, barrages, zones industrielles, pôles technologiques, établissements éducatifs, hôpitaux, etc. -notamment au cours des deux décennies passées.
Mais ce qui est vrai aussi, c’est que la politique poursuivie en matière d’infrastructures de base et d’équipements collectifs n’a pas toujours été animée par le souci de l’équilibre et de l’équité, encore moins par celui de l’intégration, entre les diverses régions du pays.
La nouvelle orientation à imprimer à la stratégie tunisienne en la matière est justement de privilégier l’équilibre, l’équité et l’intégration, non pas entre les vingt-quatre gouvernorats actuels, mais entre les quatre ou cinq grandes régions économiques ou de développement, qui émergeront du nouveau schéma d’aménagement du territoire national. .
Un mode de répartition régionale des ressources publiques, fondé sur la trilogie de l’équilibre, de l’équité et de l’intégration
Tout système d’allocation des ressources publiques disponibles entre les diverses régions doit cibler l’équilibre, l’équité et l’intégration. Le degré de conformité du mode de répartition des ressources publiques à cette trilogie peut être saisi à travers les trois repères suivants: les critères d’attribution ; la grille de répartition inter- régionale et le mode d’allocation prioritaire par secteur. Le gouvernement de transition y a introduit des ajustements judicieux, mais sujets à critique aussi.
Les ajustements introduits par le gouvernement provisoire
*Les critères d’attribution
En ce qui concerne, tout d’abord, les critères d’attribution, cinq serviront désormais de référents. Il s’agit, par ordre d’importance décroissant: du nombre d’habitants par région; du taux de chômage général par région; du taux de chômage des diplômés du supérieur par région; et du taux de pauvreté par région.
*La grille de répartition inter-régionale
Pour ce qui est de la grille de répartition des ressources disponibles entre les vingt-quatre gouvernorats de la République selon leur niveau de pauvreté relatif, celles-ci ont été réparties en deux groupes distincts : un premier groupe constitué de 14 gouvernorats défavorisés, auxquels seront alloués 80% des ressources disponibles. Il s’agit, par ordre décroissant de pauvreté, des gouvernorats de Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa, Siliana, Jendouba, Béja, Kairouan, Gabès, Médenine, Kébili, Tataouine, Tozeur et Zaghouan; un deuxième groupe composé des 10 gouvernorats restants, jugés plus favorisés, bénéficiera de 20% des fonds publics disponibles. Un renversement total du modèle appliqué par le pouvoir déchu.
* Le mode d’allocation prioritaire par secteur
S’agissant, enfin, du mode d’allocation prioritaire par secteur, un nouvel ordre est arrêté: l’amélioration des conditions de logement; l’électrification rurale; l’approvisionnement en eau potable des populations rurales; le renforcement des créations d’emploi; l’électrification des puits; l’amélioration des conditions de vie; et la modernisation des infrastructures et des équipements collectifs
Des points d’interrogation soulevés
Si les nouveaux critères d’attribution et le nouveau mode d’allocation prioritaire par secteur ne posent guère de problèmes, en revanche, la grille de répartition inter-régionale qui, il faudrait le reconnaître, prône une discrimination positive à fortes doses en faveur des régions intérieures par rapport aux régions du littoral, ne peut pas ne pas soulever quelques objections.
D’abord, l’évaluation du niveau de pauvreté relatif gouvernorat par gouvernorat peut être contestée. Une approche par délégation aurait été plus transparente et plus équitable.
Ensuite, la qualification, sans nuances, des régions côtières de zones favorisées procèderait, selon les critiques, d’une sous-estimation, pour certains, innocente, pour d’autres, volontaire, de la misère et du sous-développement qui sévissent dans les zones profondes du littoral- est tunisien.
Enfin, une répartition des ressources publiques aussi biaisée (80%-20%) est de nature à contrarier la dynamique de croissance économique dans le pays, à laquelle les régions du littoral contribuent activement. Une baisse des allocations aussi forte pourrait résulter, en effet, en un ralentissement, report, voire abandon de projets de développement en cours, sans oublier le renoncement à tout projet nouveau.
Une action forte en faveur du désenclavement des régions isolées
Une approche caritative et misérabiliste
L’enclavement géographique est synonyme de pauvreté, d’exclusion, de misère économique, sociale et culturelle, en un mot de non- développement. Les réalités régionales tunisiennes hélas ! l’illustrent bien. L’approche des pouvoirs publics vis-à-vis de ce ‘quart-monde’ tunisien enclavé, peuplant les régions montagneuses, steppiques ou sahariennes, a été, jusque-là, une approche caritative, misérabiliste, plus qu’une approche développementale. L’enclavement est une contrainte géo- physique avec laquelle il faut bien composer. Il n’est pas pour autant une fatalité condamnant ceux qui en sont victimes à la pauvreté éternelle.
La trilogie de l’équilibre, de l’équité et de l’intégration
Le désenclavement est au cœur de la trilogie de l’équilibre, de l’équité et de l’intégration, évoquée précédemment et qui devrait animer désormais la politique nationale en matière d’infrastructures de base et d’équipements collectifs. Désenclaver, c’est casser l’isolement par la communication. La communication, c’est un réseau de routes, de moyens de transport, un système de télécommunications, qui facilitent le mouvement des personnes et l’échange de biens, de services, de capitaux, et un jour, des technologies, entre régions. Désenclaver, c’est légitimer le droit de la région isolée, non pas seulement à la solidarité nationale, mais aussi au développement et au progrès Désenclaver, c’est faire de la région une destination, à part entière, fière de son patrimoine naturel et culturel, prête à accueillir le visiteur concitoyen comme le visiteur étranger.
Prochain article: Elaborer une vision stratégique du développement régional à moyen et long termes