Tancée pour avoir osé exprimer son opinion à propos d’un rituel sacrosaint dans
les sociétés arabo-musulmans, à savoir l’appel à la prière*, alors qu’elle était
sénatrice, Riadh Zghal, professeur agrégée en Sciences de Gestion et détentrice
d’un doctorat de troisième cycle en sociologie, n’en reste pas moins l’une des
plus grandes expertes de l’entrepreneuriat en Tunisie. Elle a, à maintes
reprises, exprimé des opinions plus que “courageuses“ à propos de la situation
de l’entrepreneuriat, de la gestion des ressources humaines et de la répartition
équitable des ressources.
Dans l’entretien ci-après,
Riadh Zghal
appelle à plus d’éthique dans les
affaires et prône la patience pour un retour à la normale de la Tunisie
économique.
WMC: Depuis le 14 janvier, la communauté d’affaires nationale observe une
attitude attentiste dont les conséquences pourraient être néfastes sur
l’économie nationale et l’image du pays à l’international. Car si ce n’est pas
nos opérateurs privés qui envoient des signaux positifs à l’étranger, qui le
fera?
Riadh Zghal: Il me semble que le mot “attentisme“ est inapproprié. Il s’agit
plutôt d’une situation de turbulences qui s’est installée avec l’éclatement de
la révolution, il y a beaucoup de dégâts, de menaces et de désordre. On a vu des
entreprises saccagées, brûlées, d’autres bloquées par des sit-in, dont des
entreprises publiques voire des pôles industriels comme ceux de Gafsa et de
Gabès. Ce sont des biens publics, les pertes sont estimées à des millions de
dinars, et pourtant l’intervention des forces de la police et de l’armée se sont
fait attendre.
Parallèlement, l’économie informelle a explosé et a envahi les espaces publics.
Il faudra ajouter à cela l’accumulation dans l’atmosphère générale d’un nuage de
haine et de ressentiments, alimentant l’exposition de certains chefs
d’entreprise aux menaces et à la vindicte populaire sans retenue.
Les parutions récurrentes dans les médias de listes pas nécessairement vérifiées
de «mounachidines», parmi les chefs d’entreprise, entretient cette atmosphère de
haine et de peur qui risque de générer une lutte de classes. L’assassinat d’un
chef d’entreprise dans sa propre maison, il y a quelques jours à Sfax par des
malfaiteurs encore en liberté, est significatif de l’insécurité et du désordre
ambiant.
L’Etat, nombre d’opérateurs le reconnaissent, n’a pas réussi à les rassurer,
tout au contraire, il les a laissés en pâture aux médias et à la vindicte des
partis politiques. Que faire, d’après vous, pour rétablir l’équilibre?
Il faut admettre que le gouvernement est aux prises avec la gestion des
paradoxes d’une société que la révolution a mise à nu. Tel un équilibriste qui,
de plus, est exposé aux critiques incessantes et peu amènes, il tente d’assurer
le fonctionnement des institutions et la continuité de l’Etat, tout en gérant la
dynamique d’une démocratie naissante, nécessitant à la fois la prise en compte
de la diversité des composantes de la société et la recherche d’une harmonie
relative, condition d’une vie sociale pacifique.
D’un autre côté, la communauté des hommes et des femmes d’affaires n’est pas une
entité homogène. Elle est traversée de désaccords, d’oppositions, de conflits
d’intérêts latents ou déclarés. A la faveur de la libération du joug d’un
système totalitaire que la révolution a permise, cette communauté qui était
soumise à l’ordre établi y compris de son syndicat unique l’UTICA, scrute
désormais sa propre réalité. Elle constate ses divergences grossies par la
liberté retrouvée. Cela provoque l’éclatement de solidarités précaires et
rejaillit sur la perception de l’entreprise, son rôle dans la société, son
rapport avec le gouvernement et avec le politique en général.
Il semble qu’une remise en question de l’entreprise et de son environnement soit
à l’œuvre, poussant la communauté des affaires à se réorganiser dans et hors de
l’UTICA. Comme en politique, le pluralisme syndical est désormais de rigueur.
Une nouvelle structure patronale du nom de «Confédération des Entreprises
Citoyennes de Tunisie» est née. Sans s’opposer à l’UTICA, CONECT annonce une
vision différente de l’entreprise, mettant en avant sa responsabilité sociale de
citoyenne et associant l’éthique à l’économique dans la conduite des affaires.
Quelles sont les solutions les plus plausibles pour faire sortir le secteur
privé du marasme qu’il vit depuis janvier 2011?
On ne peut sauter les étapes de l’histoire mais on peut les abréger. Comme le
gouvernement, les partis ou le secteur public, le secteur privé doit traverser
cette période de turbulences postrévolutionnaires. Le regard libéré et sans
concessions que ce dernier semble jeter sur lui-même et la naissance de
nouvelles structures syndicales nous semblent sains et prometteurs. Le rôle
stratégique du secteur privé dans l’économie et l’emploi est désormais reconnu
et le développement de l’économie nationale est tributaire de son propre
développement. Il ne faudra pas attendre l’aboutissement du processus
démocratique pour agir.
Le secteur privé doit élaborer la stratégie de son développement en cohérence
avec les objectifs de la révolution dont on retiendra principalement la dignité
du citoyen. Aujourd’hui, des valeurs éthiques semblent émerger dans le discours
des hommes d’affaires, il faudra les traduire en propositions concrètes de
règles et de lois qui organiseront autrement l’environnement des affaires et la
gestion des entreprises. Pour favoriser un écosystème sain, attractif pour les
investisseurs, valorisant pour les compétences, il importe de diffuser ces
valeurs et élaborer un cadre juridique afin de lutter contre la corruption, la
pollution de l’environnement et l’iniquité dans la distribution des revenus.
Il faudra également penser global et se tourner vers les pays vers lesquels le
centre de gravité de l’économie mondiale est en train de glisser. Outre la
Chine, l’Inde, la Russie ou le Brésil, il faudra exploiter les opportunités
qu’offrent des économies africaines en croissance ainsi que la proximité
culturelle et géographique des pays maghrébins et arabes.
Les entrepreneurs sont, par hypothèse, preneurs d’initiatives et de risques,
leurs structures doivent l’être autant et s’orienter sans plus attendre à
l’exploration de nouveaux marchés et la proposition d’un cadre législatif
stimulant pour les conquérir.