C’est comme dans un avion à quelque 20 ou 25 minutes de l’atterrissage. A une grande altitude dans les airs, l’appareil semble ne plus bouger. A l’intérieur, ni steward ni hôtesse –encore moins les passagers– ne quittent leurs sièges. Tout le monde est attaché à sa ceinture, avec cet assourdissement dans les oreilles qui rend très lourde l’atmosphère. Les uns, plus ou moins sereins, ont hâte d’arriver; les autres, soudain saisis du ‘‘mal de l’air’’, paniquent: «Et si l’appareil accusait un crash?! Et si on n’arrivait jamais?!…».
Depuis certains jours, les Tunisiens ressemblent beaucoup à ces passagers. Ils ne voient plus clair dans tout ce qui se passe. Ils ne savent plus s’il faut être optimiste ou pessimiste quant à l’avenir du pays. Première cause de ce malaise, voire du désarroi: le foisonnement subit des journaux. Au bas mot, une dizaine de nouvelles publications ont investi le paysage médiatique. Quoi lire? Qui croire? Surtout, d’où vient tout cet argent (tout de même, on ne fait pas un journal avec quatre sous)? Et chacun y va de sa propre vision des choses. Aucune certitude. Aucune visibilité. Aucune traçabilité. Les choses sont tombées du ciel sans que personne ait pu y voir quelque chose.
Deuxième cause: la naissance massive des partis politiques. Cent? Cent-dix? Cent-vingt? Comment sont-ils nés? Que font-ils? D’où vient leur argent? Que proposent-ils d’essentiel, de fondamental pour le pays, hormis ces mots que personne ne veut plus entendre: «démocratie», «liberté», «droits de l’homme», «laïcité», «égalité», «justice», etc.? Pour le commun des Tunisiens, ces mots sont devenus de la pure poésie, plus personne n’y croit. D’ailleurs, sous Bourguiba tout comme sous Ben Ali, est-ce qu’on parlait de «dictature» ? Pas du tout; on usait, au contraire, justement de ces mots pour abuser de la crédulité des peuples. Oui mais, maintenant? A qui faire confiance? Néjib Chebbi? Moncef Marzouki? Abdelfatteh Mourou? Rached Ghannouchi? Mustapha Ben Jaâfar? Omar S’habou?… Qui?… Et sur quelle base, quels critères, quels principes, quelle donne réelle, concrète?
Troisième cause: cette fameuse liste noire des magistrats corrompus! Autrefois, le petit peuple soupçonnait –parfois– quelques magistrats d’être corrompus, cela se chuchotait dans les coins de rue. Maintenant, le dossier a éclaté au grand jour. Du coup, la question terrible: et comment croire que dorénavant il n’y aurait plus de corruption dans le corps des magistrats?! Comment croire que désormais la Justice –au sens très propre– régnerait à nouveau et serait souveraine? Comment? Qu’est-ce qui peut garantir que demain la Justice sera Juste?!
Quatrième cause: la non extradition, près de neuf mois plus tard, de Ben Ali par l’Arabie Saoudite, fait dire à l’homme de la rue: «Le prochain dictateur tunisien finira, lui aussi, ses jours en Arabie Saoudite. Et rebelote». Car il y a ceci d’indigeste, d’inadmissible: on croyait les relations bilatérales Tunisie/Arabie Saoudite basées sur un rapport d’Etat à Etat; déception: c’est une relation d’Etat à Ben Ali. Autrement dit, aux yeux de l’Arabie Saoudite, la personne de Ben Ali vaut plus que dix millions de Tunisiens. Ça donne le vertige…
Cinquième cause, la plus inquiétante: «la Tunisie accuse cette année une croissance égale à zéro –si ce n’est en dessous!». Comment remonter la pente? Qui la lui fera remonter?
Nous sommes comme dans un avion à près de 25 minutes de l’atterrissage. Beaucoup de bruit assourdissant dans les oreilles. Un brouillard par-dessus nos têtes et un nuage opaque par-dessous. Et la peur en prime! Comment allons-nous atterrir? Que nous réservent le 23 octobre et jours suivants? Un bon président? Un bon gouvernement? Des ministres et des magistrats intègres? Une économie équilibrée avec, nous promet-on, 3,9% de croissance? La sécurité? Une démocratie réelle ou seulement poétique?
Ou bien, notre appareil va-t-il accuser le crash du siècle?