Dans “La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident, une
alliance à haut risque“, pas encore publié en Tunisie, Mezri Haddad affirme que
tous les apparatchiks de la Tunisie attendaient le moment opportun pour agir
contre la succession voulue par Leila et approuvée par un Ben Ali complètement
envoûté par son épouse et diminué par la maladie.
Nous reprenons des extraits de ce texte qui va sans doute faire du bruit: “(…)
Ben Ali n’avait certainement pas l’intention de lâcher le pouvoir avant sa
disparition naturelle; comme tous les chefs d’Etat arabes, il s’inquiétait
beaucoup plus de la vie après le pouvoir que de la vie après la mort. Cette
décision stupide d’appeler, dès 2010, Ben Ali à se représenter en 2014, avait
pour objectif de faire taire cette rumeur insensée selon laquelle son épouse
prendrait sa succession. Mais, était-ce seulement une rumeur?(…).
(…) Dès lors, tout devait être entrepris pour faire avorter ce complot contre la
République. Silencieusement mais résolument contre cette «alternance»
humiliante, certains cadres et militants du
RCD –qu’on accuse tous aujourd’hui
de trahison- étaient conscients du danger. Il en va de même de certains hauts
fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, comme de certains hommes d’affaires
influents, dont principalement Kamel Eltaïef. Craignant les foudres du Palais et
d’éventuelles purges, je suis persuadé qu’ils attendaient tous le moment
opportun pour agir contre cette succession voulue par Leila et approuvée par un
Ben Ali complètement envoûté par son épouse et diminué par la maladie (…)“.
Entre le comique et le tragique
“'(…) Les Tunisiens ne doivent jamais oublier qu’avant la révolution dite du
jasmin, le choix était entre le comique (Sakhr el-Matri) et le tragique (Leila
Ben Ali), entre un leurre qui surfait déjà sur la vague de l’islamisme «modéré»
et une inculte qui a fait le rêve d’Eva Peron après avoir développé les vices
d’Imelda Marcos. A mon petit niveau d’intellectuel engagé, puis d’ambassadeur,
j’avais fait le choix politique de soutenir Kamel Morjane. J’avais l’intime
conviction qu’avec un tel diplomate à la présidence, rien ne serait plus jamais
comme avant. A mes yeux, il était porteur de cette transition pacifique et
authentiquement démocratique à laquelle aspirait la société tunisienne. En une
année à la tête des Affaires étrangères, il avait rendu à ce ministère le
dynamisme, l’efficacité et le prestige qu’il avait à l’époque de Bourguiba,
notamment sous le ministère de Mohamed Masmoudi, Habib Chatti, Hassen Belkhodja,
Mahmoud Mestiri, Béji Caïd Essebsi, Hédi Mabrouk (…).
(…) Le discours de Ben Ali le 13 janvier aurait pu me convaincre et me faire
renoncer à la démission. Après tout, il avait fait toutes les concessions
possibles et il était suffisamment fragilisé pour provoquer, dans la panique, le
processus démocratique qu’il pouvait, depuis longtemps, amorcer dans la
sérénité, s’il avait écouté les bons conseils. Bochra Belhadj Yahia, Mustapha
Ben Jaafar, Ahmed Néjib Chebbi et bien d’autres leaders politiques,
syndicalistes ou intellectuels ont salué ce «discours historique» qui «ouvre des
perspectives». Ces deux derniers, pour lesquels j’ai toujours eu une grande
estime, avaient déclaré dans la matinée du 14 janvier, au moment même où ma
démission était déjà publique, qu’ils prenaient acte du discours «positif» de
Ben Ali et qu’ils étaient prêts à composer avec lui pour entamer tout de suite
les réformes nécessaires. C’était une position responsable, courageuse et
patriotique de la part de ces deux opposants -cités dans ma lettre de
démission-, qui étaient conscients de la gravité du moment et soucieux des
intérêts supérieurs de l’Etat“.
Perdu par les Trabelsi et Leila
“Pour moi, ce que Ben Ali avait déclaré dans son discours n’était pas suffisant
et ne tenait pas compte de mes conseils: il n’avait pas dit un seul mot, pas
fait une seule allusion aux Trabelsi, encore moins à son épouse bien aimée. En
d’autres termes, l’origine du mal était épargnée (…).
(…) Je sais qu’après la chute de Ben Ali, plusieurs de ses proches
collaborateurs, ou certains communicants arrivés de Paris, ont prétendu lui
avoir conseillé de lâcher les Trabelsi. Je n’en sais rien du tout. Je sais par
contre que ma déclaration en six points, au premier rang desquels l’arrestation
d’Imed et Belhassen Trabelsi, a été rendue publique dans les médias français une
demi-journée avant le départ de Ben Ali. Aujourd’hui, avec le recul, je ne suis
même plus certain qu’il aurait pu sauver son pouvoir en mettant les Trabelsi en
prison. Pourquoi? Parce que la décision de lâcher Ben Ali avait déjà été prise
par Washington et que plus rien ne pouvait arrêter l’implacable et discrète
machine américaine! Ainsi finissent les valets de la Maison Blanche (…).
(…) En démissionnant avant la chute de Ben Ali, je n’ai pas pensé à ma carrière
diplomatique, ni à mon avenir politique, ni même à la sécurité de mes proches.
Six jours après cette démission, à la sortie de l’immeuble pour se rendre à son
collège, ma fille aînée (13 ans) a été d’ailleurs interpellée par trois
individus de «type maghrébin», comme on dit en France, qui lui ont demandé si
elle était «la fille de Haddad». C’était dans la matinée du 20 janvier 2011. Le
lendemain, j’ai déposé plainte auprès du parquet du procureur de la République.
C’est ainsi que nous avons été placés sous la protection des services spéciaux
de la police française 24h sur 24h, durant un mois. (…)
(…) C’est que ma démission a été considérée par Ben Ali, par certains membres de
son gouvernement, par les miliciens du RCD et par certains «diplomates de
carrière», comme un acte de haute trahison. Ma démission, qui avait aussi mis en
danger ma famille en Tunisie et dont on peut s’imaginer les conséquences si Ben
Ali n’avait pas été chassé du pouvoir le 14 janvier, exprimait mon aveu d’échec:
celui de n’avoir pas réussi à convaincre Ben Ali de cesser le massacre des
manifestants et de se débarrasser définitivement de cette racaille de Trabelsi.
Elle signifiait aussi que ma présence au sein de l’UNESCO n’avait plus aucun
sens et pas la moindre utilité. Parce que beaucoup ne l’ont pas lu, en voici le
texte intégral tel qu’il a été reproduit par le quotidien Le Monde (…)“.
“J’ai des choses importantes à vous dire“, murmure Ben Ali
“(…) C’est dans la nuit du 13 janvier 2011 que j’ai rédigé cette lettre de
démission, et c’est le lendemain à 7h20 que je l’ai envoyée par téléfaxe, de mon
bureau à l’UNESCO, au président Ben Ali. Mon ami S.K. –qui est libre de révéler
son identité ou de se taire- était présent. J’ai d’abord appelé le standard de
Carthage (71 742 911) et demandé à parler au président. A ma grande surprise, on
me l’a passé tout de suite. Surpris, car généralement, le standardiste ou le
cabinet vous répond «on vous rappellera plus tard». S.K. a écouté toute cette
conversation entre Ben Ali et moi. Le président ne me semblait pas du tout
stressé ou paniqué. Bien au contraire, il était calme et avait l’air serein et
confiant. En ne prononçant pas le mot démission, je lui ai dit: «J’ai deux
feuilles à vous envoyer d’urgence monsieur le président. Je vous prie de ne pas
en confier la lecture à vos conseillers mais de le faire vous-même». Sans perdre
son calme, il m’a répondu: «J’espère qu’il n’y a rien de grave (in challah quîr).
J’ai déjà congédié ceux auxquels vous pensez. Je vais personnellement lire votre
message». «Puis-je avoir votre numéro personnel?», lui ai-je alors demandé.
«Mais vous ne l’avez pas?» m’a-t-il répondu. «Non Monsieur le Président, je ne
l’ai jamais eu». Je l’ai alors entendu demander à quelqu’un de lui rappeler le
numéro en question. C’est le «71 997 737», m’a-t-il dit en ajoutant «j’attends
votre téléfaxe. De toute façon, je comptais vous appeler aujourd’hui même pour
vous dire de rentrer, car j’ai des choses importantes à vous dire» (…).”
“La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident, une alliance
à haut risque“ de Mezri Haddad sera publié en Tunisie par les Editions
Arabesques