La découverte, grâce à la révolution, de l’ampleur du dual littoral-régions de
l’intérieur, voire de la fracture entre l’est et l’ouest de la Tunisie, a érigé
le découpage administratif du pays en enjeu de taille. L’aménagement, jusque-là
du territoire en 24 gouvernorats et en 264 délégations et 264
municipalités
(urbaines), a été qualifié par plusieurs diagnostics d’«excessivement
sécuritaire» et de «très peu développemental».
C’est pour dire que l’aménagement du territoire, une affaire, naguère du ressort
des grands stratèges de techniciens régionalistes, est devenu au lendemain de la
révolution, une des premières préoccupations nationales.
Partis politiques, gouvernement provisoire, associations et société civile se
sont rués sur le dossier et ont cherché à présenter dans leurs programmes le
découpage qu’ils estiment le plus approprié pour le pays.
Ainsi, la Tunisie, un tout pays de 800 km de longueur et de 300 km de large et
dont 55% de la population habitent 15% du territoire (littoral) et 45% dans le
reste (85% du pays) est découpé tantôt en cinq régions, tantôt en quatre, tantôt
en huit dont une virtuelle devant revenir à la colonie tunisienne à l’étranger.
Globalement, ce qui est suggéré c’est la coexistence entre l’administratif et le
développemental, autrement dit un gouverneur nommé par l’administrateur pour
s’occuper du sécuritaire et un chef d’un conseil régional pour gérer le
processus de développement de la région économique.
Au plan institutionnel, tous les départements en charge des régions ont réclamé
la tutelle de l’organisme chargé du découpage administratif. Abderrazak Zouari,
ministre du Développement régional, a récemment déclaré que la Direction
générale de l’aménagement du territoire relevant actuellement du ministère de
l’Equipement, doit revenir logiquement à son département.
«L’aménagement du territoire n’est pas seulement du béton mais également de
qualité de vie», a ajouté le ministre qui intervenait dans le cadre du forum de
l’Association des Tunisiens des grandes écoles (ATUGE) sur le thème: «Quels
modèles de développement pour la Tunisie de demain» (22 septembre 2011).
Pour sa part, Yassine Brahim, ancien ministre de l’Equipement et du Transport et
Directeur Executif du parti «Afek Tounès», a suggéré, lors de la présentation de
son parti l’affectation de cette Direction générale au Premier ministère (21
septembre 2011).
En fait, si on regarde de près les approches et propositions faites, après la
révolution, elles manquent de profondeur et sont très proches du découpage
officiel d’antan du pays en six régions économiques ou districts. Que prévoit ce
découpage officiel dans la note d’orientation de la décennie 2007-2016: «Bien
que la région demeure le cadre administratif et fonctionnel de l’exécution des
politiques globales et sectorielles de développement, le District constitue
l’environnement adéquat pour l’élaboration d’un processus de développement
global qui tient compte des capacités des gouvernorats à même de garantir au
mieux leur bonne exploitation et leur développement… A cet effet, il est
impératif de procéder à la création de régions économiques qui englobent les
gouvernorats similaires aussi bien au niveau des ressources naturelles et
humaines que des problématiques de développement».
Conséquence: les nouvelles propositions sont loin d’être innovantes et ne font
pas surtout rêver. Et il semble même qu’il y ait un malentendu. Car ce qui est
remis en question, après la révolution, ce n’était pas le découpage officiel qui
était -à trois gouvernorats près- équitable mais surtout sa non-exécution dans
les faits et son remplacement par la mafia politico-financière de Ben Ali par un
autre plan d’aménagement.
Ainsi, le découpage «de juré» était doublé d’un autre aménagement du territoire
«de fait», celui-là même qui donnait du temps de
Ben Ali
la priorité absolue à
l’investissement dans les trois mégapoles du pays: Tunis, Sousse et Sfax. Le
reste des villes de l’intérieur était sensé être au seul service du «Corridor
d’or» (littoral).
Pour mémoire, ce plan, adopté uniquement par une commission ministérielle en
2004, n’a jamais été soumis au Parlement mais il était mis en œuvre de fait.
Moralité: le bon sens implique qu’on ne touche pas au découpage actuel de peur
de provoquer, inutilement, des susceptibilités régionales. Et pour cause. Si on
va s’amuser à découper le pays en cinq ou en quatre régions économiques, on
risque de consacrer de nouvelles centralisations régionales, favoriser
l’émergence d’une nouvelle race de lobbies sans foi ni loi et causer des
préjudices irréparables à d’importantes communautés locales de l’intérieur du
pays.
Faut-il le rappeler, le régionalisme et le localisme en Tunisie n’est pas
l’apanage du littoral mais une véritable culture qui dit long sur notre
sous-développement et qu’il est du devoir de l’élite du pays de contenir par des
garde-fous institutionnels.
La logique veut donc qu’on s’attache à améliorer l’existant, c’est-à-dire le
découpage actuel, et à opter pour trois orientations majeures.
La première consisterait à réhabiliter le concept de région économique ou le
district par la création de conseils régionaux indépendants de l’administration
et élus démocratiquement.
Le second devrait favoriser la bonne gouvernance des régions, des délégations et
des collectivités locales urbaines et rurales. L’objectif étant d’identifier,
sur la base d’un scoring, voire de critères objectifs, une clef de répartition
équitable des ressources entre régions économiques, gouvernorats, délégations,
collectivités locales.
Pour garantir le bon fonctionnement d’un tel modèle alternatif, le sociologue
Ridha Boukraa énumère plusieurs facteurs à réunir en amont. Au nombre de
ceux-ci, il cite: une planification ascendante (du local vers le central), une
représentativité des acteurs régionaux (institution de la commune rurale) et la
mise en place de décideurs budgétaires régionaux et l’arbitrage de l’Etat entre
les régions décideuses.
La troisième relève du développement solidaire et implique la programmation de
grands projets fédérateurs qui ouvrent de véritables perspectives pour le
développement durable du pays. Au nombre de ceux-ci figurent le prolongement du
canal Medjerda vers le sud du pays, la réalisation de mégacentrales d’énergie
solaire et de dessalement de l’eau de mer, la mise en valeur du Sahara (40% du
territoire du pays) grâce à l’eau dessalée, l’option pour une économie verte:
investissement dans le ferroviaire et la voiture électriques (une manière
d’anticiper sur l’avenir…), l’agroalimentaire, le désenclavement de l’intérieur
par un réseau de voies expresses, la dotation de tous les gouvernorats
d’équipements collectifs efficaces (hôpitaux, technopoles, universités,
entreprises structurantes…).
C’est pour dire au final que l’aménagement du territoire, en cette période
révolutionnaire, ne se limite pas à un simple remaping de l’espace mais en la
création de nouvelles valeurs, de nouvelles perspectives de développement devant
favoriser l’émergence d’un nouvel homme tunisien.