Après ces deux journées de travail intensif, je devrais dire aussi après ce Mois de l’emploi et du développement régional, nous pourrions dire ouf! et attendre paisiblement le lendemain du 23 octobre pour prendre un repos bien mérité.
Je sais bien qu’il est de bon ton de dire que notre gouvernement de transition n’a pas fait grand-chose. Je suis heureux que l’étendue de nos travaux, même s’ils ont fait l’objet de discussions, ait quelques idées et quelques faits en place. Comme chacun des intervenants l’a démontré, toute vérité n’est pas forcément bonne à dire, elle est toujours bonne à entendre.
Pour ma part, il m’appartient de tenter un exercice difficile et périlleux. Celui de tracer les grands traits de la synthèse de ces deux journées denses, elles-mêmes le fruit d’un intense travail de plusieurs mois de nos services centraux et déconcentrés en harmonie profonde avec mes collègues du gouvernement. Je voudrais consacrer le début de mon intervention à des remerciements:
– tout d’abord à l’équipe exceptionnelle de chercheurs et d’universitaires qui, bénévolement, ont travaillé avec les services régionaux et centraux du ministère. Je peux vous dire que leur travail restera un moment fort dans l’histoire de l’aménagement du territoire en Tunisie, et, je l’espère, dans l’histoire même du développement de notre nation;
– merci aussi aux nombreux participants à nos débats. Les contributions furent souvent riches, émouvantes, pleines de l’expérience acquise dans les régions, par les militants du développement régional.
Il m’arrive même de me dire qu’en comparaison des grands cabinets internationaux de consultants, mon petit ministère, avec ses huit malheureux agents, ne s’est pas si mal défendu. Peut-être même qu’il y a là un premier signe de bonne gouvernance: pourquoi faire à 80 ce qu’on peut faire à huit? Je plaisante! Car en réalité, j’y reviendrai tout à l’heure, la bonne gouvernance du développement régional suppose que ce ministère, dans un futur proche, obtienne la taille critique nécessaire, à la mesure réelle que notre Tunisie nouvelle veut donner au développement régional.
Comme cela a été rappelé à de nombreuses reprises, ce séminaire nous était indispensable pour mener à bien la tâche de préparer le Livre Blanc du Développement régional. Bien sûr nous avions quelques idées, des études. Nombre d’entre nous sommes des acteurs ou des chercheurs de longue date du développement régional, et pas seulement des technocrates en chambre. Pour ma part, j’ai effectué de nombreux déplacements dans les gouvernorats pour écouter les Tunisiens de toutes origines et de toutes conditions.
Dans ce moment de synthèse, je ne reviendrai pas sur l’état des lieux. Ce que j’appelle le «bilan globalement négatif» du régime déchu en matière de développement régional. Les inégalités sociales et géographiques qu’il a engendrées sont massives, flagrantes et multiformes. Le Livre Blanc en dressera un portrait sans concession, car il n’y pas de progrès possible sans critique approfondie des pratiques et des résultats passés. Que ce soit en matière d’abandon scolaire, en matière d’inégalité d’accès à l’emploi ou à la santé, que ce soit aussi sous la forme de ce que nous avons appelé l’inégalité d’accès aux politiques d’aménagement du territoire, l’état des lieux ne mérite guère que l’on rende la caution aux anciens locataires!
Voyons peut-être quelques points qui semblent recueillir le consensus de nos travaux et ceux qui font débat.
Première idée majeure: Notre développement régional passe par une bonne gouvernance à partir de la déconcentration et de la décentralisation à tous les niveaux. Les corollaires de cette idée sont les suivants:
1 – L’une de nos propositions majeures est de définir cinq nouvelles régions de progrès qui seront les lieux essentiels de la négociation des contrats pluriannuels de développement régional, librement consentis entre l’Etat porteur des intérêts nationaux, et les élus régionaux porteurs de la légitimité du suffrage universel local. Ces conseils de région de progrès seraient dirigés par des présidents ayant un positionnement institutionnel élevé, puisque je propose qu’ils aient rang de secrétaire d’Etat. De ce fait, ils pourraient assister en tant que de besoin aux conseils des ministres qui traiteraient de leur région. De la même manière, ils pourraient être entendus par l’Assemblée nationale. Je laisse le soin aux futurs Constituants de trouver la bonne rédaction juridique pour une telle innovation, mais je pense qu’elle doit fortement marquer la volonté politique de faire des élus régionaux des acteurs majeurs du développement tunisien.
Mais je voudrais insister sur un point: peu nous importe dans le fond, que tel gouvernorat soit rattaché à tel autre. Je n’ignore pas qu’il y a des facteurs politiques, culturels, géographiques, qui rendent tel ou tel réticent à notre projet de découpage. Ce qui m’importe, c’est que la Tunisie dispose d’espaces territoriaux de taille suffisante pour accueillir des projets régionaux, nationaux ou internationaux. Ce qui m’importe, c’est que ces régions ne soient pas autant de principautés mais des espaces ouverts sur toute la Tunisie? Et sur toute son aire euro-méditerranéenne, africaine et arabe. Dans le fond, ce sont les députés du 23 octobre qui décideront, mais au moins nous leur aurons donné les clés d’un raisonnement objectif, privé de toute arrière-pensée politicienne.
2 – La décentralisation à tous les niveaux, et sans doute reconnue dans la future Constitution, signifie que chaque niveau local doit être administré par une assemblée élue au suffrage universel, direct ou indirect selon les cas. Cette assemblée doit être dirigée par un aire, un président de conseil gouvernoral, ou par un président de région, lui-même élu par son assemblée, et disposant de tous les pouvoirs d’exécution de ses décisions, sans interférence intempestive de l’Etat. Cela veut dire en clair la disparition incontestable du contrôle a priori sur les décisions des collectivités locales. Cela veut dire en contrepartie la soumission de ces mêmes décisions au contrôle de légalité juridique et financier de cours administratives et financières régionales placés elles-mêmes sous le contrôle administratif et juridictionnel du Tribunal administratif et de la Cour des Comptes. Là personne n’a trouvé à redire. Nos amis polonais et français nous ont bien expliqué les choses. D’abord, c’est l’Etat qu’il faut changer, sa philosophie centralisatrice et méfiante. Oui, notre Tunisie nouvelle ne sera plus l’étrange rejeton de son père napoléonien et de sa mère ottomane. Elle sera décentralisée, parce ce qu’elle sera démocratique, à tous les échelons d’administration, de la commune à la région.
3 – Troisième corollaire de cette décentralisation: les collectivités locales tunisiennes doivent disposer de l’autonomie financière. Je n’ignore pas que cette autonomie serait aujourd’hui purement théorique et formelle, compte tenu de ce que ces collectivités sont aujourd’hui sous la perfusion de subventions d’équilibre pour le simple fonctionnement quotidien. Ces subventions doivent sans doute être maintenues pour l’immédiat, mais sans doute sous la condition d’engager dès à présent la restructuration de l’administration municipale parfois pléthorique et peu efficiente. Mais le plus important est de préparer l’avenir. De ce point de vue, je crois que nous devons engager dès à présent, avec le ministre de l’intérieur et avec le ministre des finances, le chantier de la refondation des finances locales. Celles-ci doivent en effet donner aux communes, aux conseils de gouvernorat et aux régions, les moyens de participer à leurs investissements, et d’honorer leur signature de contrats de développement régional. Les collectivités locales tunisiennes doivent lever de la fiscalité locale, doivent recevoir des dotations globales sur la base de péréquations nationales en fonction de leurs besoins, et enfin des redevances pour la gestion de services publics marchands tels que les transports publics.
4 – Quatrième corollaire: Face à des collectivités locales que nous voulons fortement décentralisées, nous voulons des administrations de l’Etat fortement déconcentrées. Nous pensons que les gouverneurs de l’avenir ne seront pas nécessairement les «premiers flics» de la région, mais peut-être les «premiers développeurs». Ils doivent entourés de fonctionnaires de talent capables de défendre les intérêts nationaux et aptes à conseiller utilement les élus locaux. Pour cela, nous attendons que les fonctionnaires n’imaginent plus leur carrière uniquement à Tunis, mais sur l’ensemble du territoire national.
Deuxième idée majeure: Le développement régional sera l’œuvre des régions elles-mêmes ou ne sera pas.
Tout au long de ces deux journées, nous avons rencontré une idée simple: le développement régional ne sera réussi qu’à la condition que ce soient les régions elles-mêmes qui participent à la construction de leur destin. Nous ne croyons plus aux modèles anciens, j’allais dire aux modèles déchus, selon lesquels c’est le centre qui sait tout et qui définit l’avenir de tout le territoire, à partir de nos palais nationaux. Je considère ainsi que les futurs schémas pluriannuels de développement régional devront avoir deux caractéristiques essentielles:
– Ce développement sera en quelque sorte autodéterminé, c’est-à-dire qu’il sera le fruit des volontés locales et des capacités de mobilisation des populations des régions pour forger leur propre avenir;
– Ce développement ne sera pas imposé par l’Etat central, il sera le produit d’un contrat équilibré entre partenaires: d’un côté, l’Etat qui défendra légitimement les intérêts nationaux et internationaux du pays; de l’autre, des élus locaux issus d’un vrai suffrage universel.
J’ai apprécié un moment fort de notre journée d’hier au cours de laquelle le Gouverneur de la Banque Centrale nous a obligés à nous demander ce qu’est une région attractive, ce qu’est un avantage comparatif, ce qui attire ou repousse une entreprise qui veut s’implanter dans une région. Chacun a pu s’exprimer, lui porter la contradiction ou son appui. Mais -Tunisiens, ne soyez pas amnésiques!– quelle différence avec ne serait-ce que l’année dernière où nous savions tous que ce qui rendait une région attractive, c’était le fait du prince ou la cassette de la princesse !
De ce point de vue, les Assises ont joué leur rôle: celui de donner la parole aux Tunisiens sur leur avenir régional. J’ai ressenti comme une rivière qui cherchait à s’écouler dans ce flot de parole: cela s’appelle la liberté d’expression, la démocratie et la transparence. Grace donc vous soit donc rendue, à vous qui avez fait de ces Assises, un espace de libre parole.
Nous avons également découvert ou redécouvert que les régions recelaient en elles-mêmes des potentiels considérables pour diversifier leur avenir. Nous avons découvert par exemple que le phosphate n’était pas nécessairement le seul horizon du bassin d’emploi de Gafsa. Et nous veillerons dans le Livre Blanc, à proposer les atouts et les alternatives pour chaque gouvernorat. C’est ce que nous avons appelé le principe de compétitivité des régions. Elles ne sont pas seulement en charge de la solidarité sociale, économique, culturelle ou éducative. Les régions ont également le devoir de se positionner en tant qu’entités compétitives aussi bien au niveau national qu’au niveau du bassin euro-méditerranéen Notre sentiment est que par exemple, l’avenir de la région qui va grosso modo du Kef à Sousse ne se construit pas seulement en référence avec sa voisine tunisoise, mais très certainement en référence avec ses voisines de l’Italie du Sud.
Nous avons aussi mis en évidence que le développement n’est pas seulement la résultante d’une bonne conjoncture économique et d’opportunités offertes par quelques entreprises audacieuses. Nous avons la certitude que le développement régional sera également la résultante de la réduction des inégalités scolaires, sanitaires, d’accès au logement social et aux services publics culturels, etc. Si nous n’engageons pas la bataille contre l’abandon scolaire, contre la désertification médicale, contre la pauvreté culturelle, nous n’aurons aucun résultat tangible à proposer à nos concitoyens des régions de l’intérieur. En un mot, le développement régional ne sera une réalité que s’il est multiforme et que s’il agit sur l’ensemble des paramètres de l’inégalité spatiale et sociale.
Enfin, parce qu’encore une fois le destin des régions sera bâti par les régions elles-mêmes: Les infrastructures à bâtir doivent désenclaver nos régions. Désenclavement intérieur, désenclavement interrégional, et enfin ouverture sur l’étranger. Notre vision n’est pas régionaliste ou tribaliste. Au contraire, nous voulons des régions fortes pour qu’elles soient ouvertes. Nous voulons des régions fortes, parce qu’elles seront démocratiques et solidaires.
Troisième et dernière idée de cette synthèse bien imparfaite : que nous reste-t-il à faire pour remplir pleinement notre mandat de transition ?
Pour ma part, je pense que nous avons plusieurs tâches avant de finaliser notre Livre Blanc.
Et en tout premier lieu, prendre en considération toutes les observations que nous avons entendues au cours de nos déplacements dans les gouvernorats, dans nos enquêtes de terrain. Ce sera chose fait d’ici quelques jours j’espère.
En deuxième lieu, je crois que nous devons approfondir quelques points importants:
– Le financement du développement régional et en particulier la place de l’investissement privé;
– La place insuffisante faite dans notre version provisoire, au développement durable. L’un de vous a dit que la croissance, ce n’était pas tout le développement, même si je crois en tant qu’économiste, il faut de la croissance pour accompagner le développement. Nous devons mieux montrer comment le développement régional sera durable ou ne sera pas!
– Nous avons aussi à mieux travailler l’articulation entre les niveaux de décentralisation: communes, gouvernorats, régions. Ce qui nous amène à faire quelques propositions sur la répartition des ressources publiques entre les collectivités locales.
Et pour terminer, un mot qui me semble indispensable: quel développement national allons-nous mettre en œuvre, pour accompagner ce développement régional ? Quelle Tunisie accueillera les entreprises qui embaucheront nos enfants et nos petits-enfants ? Quel modèle de société la Révolution du 14 janvier va-t-elle engendrer.
Démocratique? Je n’en doute pas un instant ! Le point de non-retour a été fort heureusement atteint. Pour moi, le 23 octobre n’est ni un début ni une fin, mais un chemin ouvert par nos martyrs pour la démocratie et la dignité.
Libéral? Bien évidemment. Nous croyons à la libre entreprise, nous croyons à l’innovation, à l’initiative. Plus même ! Nous croyons que cette innovation, cette initiative est largement présente dans nos régions.
Décentralisée? A coup sûr. Je crois que nos travaux l’ont largement démontré.
Mais, chers amis, serons-nous solidaires ? Serons-nous capables de prendre un peu de la richesse du nord et de l’est pour la placer dans l’est et dans le sud ? Serons-nous capables de créer des mécanismes de solidarité entre régions pauvres et régions riches? L’âpreté de certains de nos débats montre que ce n’est pas gagné!
Mais la justice ne s’est pas construite en un jour, ni même en deux jours d’Assises. C’est donc à de futurs rendez-vous avec la société tunisienne que le ministère du développement régional vous appellera encore.
Merci de votre attention».
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