C’est la pauvreté, les privations, le sentiment de détresse et l’absence de perspectives chez les jeunes qui constituent les éléments les plus inattendus et les plus frappants de cette décennie en Tunisie. Pour Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales, la population tunisienne privée pendant longtemps, a développé un sentiment de rancœur et d’impatience exprimé par les manifestations et les émeutes.
Vendre le site Tunisie bon marché n’aurait même pas servi à résorber un taux de chômage ahurissant!
Entretien avec un ancien, nouveau ministre converti en 1985 en Auditeur social international et qui riposte avec force conviction «Je n’aime pas le terme vendre la Tunisie, la Tunisie n’est pas à vendre!».
WMC: Qu’est-ce qui a changé entre votre exercice ministériel des années 70 et 80 et celui d’aujourd’hui?
Mohamed Ennaceur : Ce qui a changé, c’est qu’il y a une grande différence entre les chiffres annoncés et les chiffres réels, ainsi qu’entre les rapports établis sur la réalité sociale et la réalité sociale telle que dévoilée après la révolution. Il y a un niveau de pauvreté et de chômage que nous ne soupçonnions pas, surtout parmi les jeunes. Parce que les rapports, entre les chiffres, les statistiques, les discours et les faits, étaient faussés et ne laissaient pas entendre une telle réalité. Réalité à l’origine de l’explosion du 14 janvier.
Les revendications sont politiques mais également sociales. C’est un ras-le-bol de ceux qui habitent des régions dépourvues du minimum. Un manque d’infrastructures et de commodités se conjuguant avec la pauvreté et un chômage élevé et l’impossibilité pour ces populations d’atteindre un niveau de vie comparable à celui des populations dans d’autres régions.
De votre temps, il y avait la politique du développement rural, estimez-vous qu’elle était plus efficiente que les politiques sociales suivies jusqu’ici?
La politique du développement rural que j’ai vécue dans les années 70 était orientée vers deux objectifs: l’amélioration des conditions de vie et du niveau de vie à travers un soutien accordé à ceux qui n’ont pas de revenus stables ou qui sont à très faibles revenus. A un certain moment, l’accent a été mis davantage sur l’amélioration des conditions de vie que sur l’amélioration du niveau de vie dans la mise en œuvre de ce programme de développement rural et régional.
Le ministère des Affaires sociales avait à maintes reprises prévenu quant à ces carences et ce déséquilibre dans les objectifs du développement rural. Il faut savoir que lorsque l’on construit un centre culturel, une maison de jeunes, ou des logements sociaux, c’est politiquement comptable et visible. L’amélioration du revenu touche un plus grand nombre de personnes, mais n’est pas physiquement visible et n’est pas non plus exploitable médiatiquement pour faire de la propagande.
On parlait pourtant beaucoup de développement rural à l’époque?
Mais ce n’était pas pour faire de la propagande mais pour faire parvenir la voix des régions. D’ailleurs, le démarrage de ce programme est assez anecdotique. A un certain moment, au ministère, nous avions un fonds de solidarité sociale qui aidait les familles pauvres. Notre idée était que mieux qu’accorder une aide dérisoire à ces familles, il fallait entreprendre un programme plus consistant en leur permettant d’avoir un capital pour créer leurs propres sources de revenus et de compter sur eux-mêmes, passant ainsi du statut d’assistés à celui d’indépendants.
En 1977, j’avais des fonds de tiroirs qui me restaient du budget annuel, soit près de 700.000 Dt. Nous avons démarré le projet avec quelques familles en leur donnant des petits montants, les uns pour avoir des métiers à tisser, d’autres des brebis, d’autres pour exploiter les lopins de terre dont ils ont hérité. C’était le programme «Familles productives».
A l’époque, un programme radiophonique était consacré au développement rural et on y entendait le journaliste discuter avec les habitants des régions reculées de leurs projets et de leurs problèmes.
Le défunt président Bourguiba suivait attentivement cette émission et il y avait des personnes qui avaient bénéficié du projet “famille productives“ et dont la situation s’était améliorée. Le journaliste s’adresse au Omda et lui demande, “combien de familles ont-elles bénéficié de ce programme?“. “Dix familles“, lui répond-il. Et “combien y en a-t-il dans le besoin?“. “Plus d’une centaine“ réplique l’Omda…
Le lendemain, nous avions tous été convoqués par Bourguiba qui pleurait d’émotion. Il ne soupçonnait pas un tel niveau de pauvreté. Il s’est tourné vers Mansour Moalla, à l’époque, ministre du Plan, et lui a dit “reportez les projets d’infrastructure et donnez aux gens de quoi manger. Je ne peux accepter d’être au pouvoir alors que les familles tunisiennes sont dans la faim“.
Lorsque j’avais commencé mon programme, j’avais 700.000 dinars tunisiens de capital. Depuis cette entrevue avec Bourguiba, le budget alloué au Développement rural a été multiplié par 10, il a atteint les 7 MDT. Nous avions donc commencé par satisfaire les besoins essentiels. Pour nous, il fallait procéder par étapes: niveau de vie, logement et puis infrastructures et logistique.
Les politiques sociales seraient-elles peu clairvoyantes aujourd’hui?
Ce qui manque aujourd’hui aux politiques sociales, c’est le sens des priorités. Les sources de revenus doivent prévaloir sur le reste. Lorsque nous voyons Kasserine, Thala et Sidi Bouzid, et cette pauvreté extrême, nous ne manquons pas d’être choqués! Pourtant, les taux de croissance économique du pays étaient respectables et variaient entre 4, 5 et 6%. Nous étions cités en tant qu’exemple dans les pays émergents. Les gouvernements successifs ont failli dans leurs politiques sociales et dans la distribution équitable des ressources.
Pensez-vous que c’est dû à une crise des valeurs… Plus matérialistes qu’humanistes?
Je pense qu’il n’y avait plus aucune communication entre la direction du pays et le peuple, c’était la rupture totale. Le système politique avait enchaîné l’information et ne permettait aucune critique. Les gens ne pouvaient ni s’exprimer ni faire porter leurs voix ou leurs revendications. Tout le système politique servait à dissimuler les vérités et faire taire les voix libres. Pour ce, les chiffres reflétant la réalité du terrain n’étaient pas visibles, les chiffres même se taisaient!
J’ai même découvert au ministère une étude faite par l’un de mes prédécesseurs pour mettre en place un observatoire de veille sociale financé par le Programme des Nations unies pour le développement humain. L’étude a été faite, le système a été mis en place mais pour des raisons politiques, tout a été bloqué. Le but était de rendre compte de la réalité de l’arrière-pays au pouvoir politique et de fournir régulièrement des informations sur les régions afin de corriger au fur et à mesure le tir en matière de politiques de développement régional et réduire les inégalités. L’étude et le projet sont restés lettre morte. On peut faire dire aux chiffres ce que nous voulons.
Depuis les années 70 nous avons assisté à la naissance d’une classe entrepreneuriale qui s’est imposée de plus en plus en tant qu’acteur économique incontournable. Tout a été mis en œuvre par l’ancien régime pour mettre au pas les opérateurs privés. Pendant ce temps et surtout après la révolution, l’UGTT s’imposait de plus en plus socialement et politiquement au mépris des hauts intérêts du pays. Par quoi expliquez-vous cette situation?
La révolution a dévoilé la réalité et dans le même temps, elle a été à l’origine d’une explosion des besoins. Des besoins que chacun apprécie partant de sa propre position. Les négociations sociales ont pu maintenir pendant des années le pouvoir d’achat. Mais il n’y a pas, dans le système actuel de négociation, suffisamment d’incitations à la productivité. Pour augmenter les salaires et maintenir leurs capacités compétitives, les entreprises doivent rentabiliser par plus de productivité. Il n’y avait pas de stimulants ou des mécanismes pour que le gain en productivité puisse à la fois profiter au capital et à la main-d’œuvre. Cet aspect était complètement effacé. Ce que nous voulons maintenant c’est revoir cette approche. Lorsque j’ai quitté le gouvernement dans les années 80, j’avais laissé une unité de recherche sur le rapport Salaire-Productivité. Je l’avais créé artificiellement. J’ai dégagé un crédit de la Caisse de sécurité sociale en accord avec le conseil d’administration pour concevoir l’unité ainsi qu’un centre d’études et recherche sur les salaires et la productivité. J’ai signé des contrats avec une douzaine d’universitaires à 300 Dt par mois.
Mon successeur a commencé par faire un audit sur l’unité et vérifier les versements effectués par le ministère aux contractuels universitaires avant de supprimer l’unité…
Je me suis retrouvé lorsque j’ai rejoint le ministère sans aucune information sur les salaires ou la productivité. Nous venons maintenant d’achever une étude sur les salaires en partenariat avec le Bureau international du travail (BIT); nous avons déposé une requête pour développer les études sur la productivité, et nous allons laisser au prochain gouvernement la base d’une réforme de la politique des salaires en fonction de la productivité, bien sûr à négocier avec les partenaires sociaux.
Auparavant, on vendait le site Tunisie aux investisseurs en argumentant par une main-d’œuvre bon marché. Aujourd’hui, en raison des revendications sociales, nombre d’usines ferment leurs portes. Nous avons aussi rarement vu autant de grèves en 23 ans. Comment devons-nous classer nos priorités, en continuant les politiques précédentes soit des “travailleurs bon marché“ ou en offrant “une main-d’œuvre à haute valeur ajoutée et mieux payée?“.
Mettons-nous tout d’abord d’accord sur un point: la Tunisie n’est pas à vendre! Pour ce qui est de l’UGTT, il ne faut pas culpabiliser la centrale des travailleurs. Il faut voir une situation exceptionnelle à un moment exceptionnel. Les aspirations tout à fait légitimes. Tout le monde voit dans cette révolution la voix de l’affranchissement de toutes sortes de clivages. La vision est assortie selon les besoins de chacun. C’est permis, mais il faut savoir qu’on ne peut tout satisfaire. Tout le problème est là . Il ne suffit pas de dire que ce n’est pas raisonnable, il faut présenter des alternatives.
Les emplois correspondent-ils à ses ambitions, à son niveau? C’est la question à poser. Tout comme il faudrait mettre en place une stratégie industrielle qui privilégie les emplois à haute valeur ajoutée et correspond aux différents profils des jeunes demandeurs. C’est sur cela que devrait être axé le programme d’incitation aux investissements.
Le problème est que les profils de ces jeunes demandeurs d’emploi ne correspondent pas aux besoins du marché du travail…
C’est la question à débattre et à résoudre. Tout le système d’éducation et d’enseignement doit être réformé en fonction du marché de l’emploi. Cet ajustement doit être fait au plus tôt.
Les associations ont été instrumentalisées par le pouvoir et réduites à des mégaphones au service du régime Ben Ali. Comment appréciez-vous la situation aujourd’hui, d’autant plus que nous voyons des lignes de financement arriver de partout sans qu’il y ait aucun audit et aucun contrôle sur la gestion des associations en question.
L’audit, c’est le mot magique. C’est grâce à l’audit que nous pouvons mesurer l’efficacité et l’efficience des actions engagées par les associations sur le terrain. C’est un concept qui nous manque. Il ne s’agit pas de contrôler les dépenses des associations, il dépasse en importance cette composante, il s’agit surtout d’évaluer les programmes des associations et de mesurer l’impact de leurs initiatives. Nous avons beaucoup d’associations, et il est vrai que nombreuses sont celles qui ont été instrumentalisées. Les associations pour handicapées restent celles qui sont les plus efficientes. L’Association des Aveugles Tunisiens a figuré parmi les premières qui ont usé du Braille pour aider les personnes atteintes de cécité à terminer leurs études. Nous avons des professeurs d’université, des techniciens supérieurs et autres. Beaucoup de choses ont été faites et réalisées au niveau des droits des handicapés.
Notre ambition aujourd’hui est d’encourager les associations qui développent des actions sociales comme l’alphabétisation, l’apprentissage et le développement du savoir-faire et des compétences au niveau de groupes sociaux spécifiques. Nous voulons inciter ces associations à renforcer les capacités individuelles des gens, les mettre ensemble pour réaliser un projet vendable et commercialisable et leur apprendre à travailler en équipe ou dans des coopératives. Nous estimons que pour y réussir, il faut encourager les associations de développement spécialisées dans les microcrédits. Grâce à la révolution, nous avons découvert des personnes pleines de bonne volonté et engagées dans l’action de solidarité sociale. L’Etat entend entrer en partenariat avec toutes les composantes de la société civile qui entendent s’engager dans des opérations visant le développement et le désenclavement des groupes sociaux vulnérables.