Il n’y a que deux mots justes pour qualifier l’homme: érudition et élégance. Omniscient, il a quasiment une réponse à toutes les questions; d’un abord raffiné, il a gardé cette élégance du verbe propre aux grands intellectuels et qui ne se trahit en aucune circonstance, si embarrassante soit-elle. Né à Ksar Helal il y a 72 ans, il y a fait ses études primaires avant d’entamer le secondaire au Lycée Khaznadar (dit du Bardo). Ses études supérieures, il les fait respectivement à l’Ecole Nationale Supérieure de Tunis, puis à Strasbourg et enfin à Paris.
Le grand historien aux dix-sept ouvrages (*), professeur d’Histoire ancienne d’archéologie et d’Histoire des religions à la Faculté de Théologie, de même que Directeur général à l’Institut National du Patrimoine, revient ci-après sur l’une des missions qui lui ont été confiées ces dernières années.
WMC: Vous étiez titulaire de la Chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions. De ce fait, votre nom est resté accolé à celui du président déchu. Comment allez-vous vous débarrasser de cette étiquette?
Hassine Fantar: Mais je n’ai pas à m’en débarrasser, je n’en garde ni complexe ni n’ai à en rougir. Le nom de Ben Ali a été ajouté par je ne sais qui au ministère de l’Enseignement supérieur ou à l’Université d’El Manar. J’ai accepté cette Chaire parce qu’elle était universitaire; et pour moi, c’était une chance de promouvoir des recherches sur les valeurs universelles, telle que la reconnaissance de l’Autre, une idée qui me préoccupait durant des années, si bien que j’ai dédié mon principal ouvrage sur Carthage à ceux pour qui la différence est une source de richesse.
Pour moi, c’était une chance exceptionnelle de pouvoir réaliser un vœu que j’ai toujours nourri, à savoir le dialogue pour la reconnaissance de l’Autre avec ses différences. Par conséquent, je me sentais un universitaire parmi des collègues, c’est l’Université qui se chargeait de tout ce que nécessitaient les activités de la Chaire. Le seul vice dont on a entaché la Chaire, c’est de lui avoir collé le nom de Ben Ali. Sinon, je n’ai pas à en être gêné, j’étais fier de pouvoir porter le nom de la Tunisie à la défense de ces valeurs.
Quel a été votre sentiment en apprenant la fuite du président déchu à l’étranger?
C’était un soupir de soulagement! Il n’y a rien de plus précieux que de pouvoir dire non quand il le faut, et de militer pour les valeurs humaines pour lesquelles aucun sacrifice n’est trop cher ni trop dur.
Beaucoup trouvent que, de par la Chaire, vous étiez en plein dans le système…
Pas du tout!… Il suffit, pour s’en convaincre, de revenir aux activités et aux publications de la Chaire (conférences, colloques, congrès…). Le dernier congrès international de la Chaire, organisé à Nabeul en 2009, portait sur une question d’actualité aujourd’hui, à savoir: la justice et la paix dans les Saintes Ecritures et la pensée philosophique. Il y a eu des participants du monde entier (Chine, Japon, USA, Canada, France, Tunisie, Allemagne…). Or, en filigrane, c’était la question palestinienne. Nous voulions montrer que sans justice, il n’y aurait point de paix. En plein congrès, j’ai cité un verset biblique: «La Vérité et la Grâce se rencontrent, la Justice et la Paix s’embrassent». Le congrès était fondé sur la paix et la justice pour le peuple palestinien.
Les historiens aiment dire que toute dynastie, tout système politique, renferme en soi les germes de son propre déclin. Auriez-vous dit la même chose à propos du règne de Ben Ali?
Très sincèrement, oui, je le pensais. Sauf que je n’étais pas dans le secret d’un tas de choses; quand on me demandait mon avis sur la situation qui prévalait, je répondais que je n’étais tout simplement pas au courant. Aujourd’hui, je ne peux qu’adresser un reproche à tous ceux qui savaient ce qui se passait, au vu même et au su des autorités. Tout au plus, j’avais l’impression que c’était une querelle de rapaces, je croyais que c’étaient des hommes d’affaires qui s’entredéchiraient, je n’avais donc pas à m’en mêler.
Or, ce qui me perturbait le plus, c’était plutôt le système éducationnel. Le jour où j’ai appris qu’une copie en philosophie, concourant pour le bac, avait obtenu… 20/20, je m’étais dit: «C’est fini! Nous allons vers la catastrophe!».
Vous avez connu Bourguiba, et connu de près Ben Ali. Que dites-vous des deux hommes?
Aucune commune mesure!… Bourguiba est et reste le fondateur, le père de la patrie. Ceux-là mêmes qui aujourd’hui essaient vainement de noircir le portrait du Combattant suprême doivent se souvenir qu’ils lui doivent leur façon d’être aujourd’hui. Et l’Histoire ne manquera pas de dire que la révolution du 14 janvier a été de très loin préparée par Bourguiba.
Comment ça par Bourguiba?
Bien sûr! Ne serait-ce que grâce à l’école partout et pour tous!
Est-ce que la Tunisie contemporaine (1956 – 2011) vous inspire un nouvel ouvrage?
Je dois dire que, personnellement, je suis plutôt formé pour l’Antiquité et le Patrimoine qui, malheureusement, se trouvent aujourd’hui oubliés: personne ne parle de patrimoine sauf quand il s’agit d’un scandale de vol, mais sa place dans l’identité et la mémoire nationale, personne n’en parle. Je sais que c’est une tâche difficile et que parler des arts (musique, danse, théâtre, cinéma…), c’est chose beaucoup plus facile que de se pencher sur ce que la Tunisie a donné au monde. Aujourd’hui, les citoyens tunisiens souffrent d’amnésie, ils se limitent aux frontières de l’arabité et de l’islam qu’ils connaissent mal d’ailleurs.
La Tunisie s’achemine maintenant vers les toutes premières élections libres. Avez-vous fait votre choix?
Je dois dire qu’avec les 114 partis en lice, le choix est difficile; surtout quand on veut opter en connaissance de cause, sans mépriser ou exclure aucun parti, petit ou grand. De toute manière, je n’ai jamais caché mes préférences pour une gauche centriste, c’est-à-dire une gauche ambitieuse pour le pays, non pour elle-même. Si l’on me demandait ce qu’est un bon politicien, je dirais: c’est celui dont l’ambition pour le pays l’emporte sur la sienne personnelle.
Votre émission sur RTCI («Les mots de l’actualité») a du succès auprès des francophones. Comment se fait-il que l’historien soit également passionné de linguistique?
Il n’y a pas de véritable historien sans philologie. Je m’intéresse essentiellement aux langues sémitiques comme la langue de Carthage. Ces langues sont indispensables à une profonde connaissance de la langue arabe. De nos jours, dans la rue, vous pouvez ouïr tel passant utiliser des mots qui se trouvent dans le code d’Hammourabi; la connaissance des langues sémitiques permet de saisir l’étymologie des racines arabes.
Un nouvel ouvrage en chantier?
Trois, plutôt. Le premier est pour les spécialistes de la langue punique; il s’agit de 150 stèles portant des textes puniques trouvés à Makthar; je vais en faire un corpus pour présenter ces textes et faire ressortir leurs apports pour la connaissance de la ville de Makthar et ses environs aux II et Ier siècles av. J.C. Le deuxième est un ouvrage sur Hannibal. Le troisième portera sur l’Histoire de l’olivier et l’huile d’olive.
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