Les deux dernières semaines ont été secouées par des événements répréhensibles à plus d’un titre, mais aussi par une manifestation unique dans son genre et son esprit.
La première secousse –qui a eu l’effet d’une balle tirée dans l’eau et qui n’a suscité ni admiration ni aversion de la part des citoyens– est d’une stupidité monumentale. Sous la plume de son directeur général, Hmida Ben Romdhane, le journal La Presse de Tunisie rapporte il y a une douzaine de jours qu’une avocate tunisienne a confié au correspondant du New York Times à Tunis sa volonté et sa disposition à éliminer physiquement le Premier ministre Béji Caïd Essebsi si jamais il était reconduit dans ses fonctions au sein du prochain gouvernement d’après le 23 octobre, et de se dénoncer par la suite. A vrai dire, cette histoire grotesque et ridicule n’eût même pas mérité qu’on en parle si elle n’avait été rapportée par un journal étranger. Des psychopathes qui crient de tuer tel ou tel homme politique, ça a toujours existé dans toutes les sociétés.
On ne s’arrêtera pas non plus sur ce qu’en penseraient les Américains, ils savent pertinemment que les menaces de mort proférées de manière publique et spectaculaire ne peuvent émaner que d’individus faibles et couards, mais qui, pour se donner un soupçon d’importance qu’ils n’ont jamais eue, ne trouvent pas mieux que de fanfaronner tel un coq.
D’ailleurs, la position officielle prise par la Tunisie face à cette blague saumâtre et insipide est remarquable: en rire juste une seconde et passer l’éponge sur cette mascarade clownesque.
Le fait est que beaucoup de gens ont interprété la visite du Premier ministre aux Etats-Unis comme étant une tentative d’amener la Maison Blanche à soutenir, voire à imposer, le maintien de BCE dans son poste actuel, sinon à en faire le futur président de la République. Ce n’est là qu’une hypothèse, une lecture très subjective de ladite visite. Donc rien n’est sûr ni officiel. Mais de là à aller très vite en besogne et menacer de mort, il n’y a qu’une seule lecture possible: nous sommes entrés dans un cycle de violence qui confine au trouble psychique et à l’anarchie débridée. Il y a un quart de siècle de là, le patron de Jeune Afrique, BBY, écrivait un jour: «Dans les pays africains et maghrébins, la démocratie totale peut basculer facilement dans la dictature du peuple». Nous y voilà!… Qui aurait dit que même une avocate, supposée être sensée, cultivée et un brin civilisée, jouerait le pitre face à un journaliste américain au point de menacer de mort un Premier ministre d’un gouvernement provisoire? Le ridicule ne tue pas?… Chez nous, il menace de le faire un jour.
Le deuxième incident que tout le monde a entendu parler est évidemment l’attaque avortée des bureaux de Nessma TV par un groupe de Salafistes à cause d’un film franco-iranien («Persopolis») diffusé par la Chaîne. Le plus curieux dans cette affaire est que certains journaux, et non des moindres, tout en se disant pour les libertés, ont été jusqu’à subodorer en Nessma TV un esprit provocateur tendant à profaner le ‘‘sacré religieux’’, fibre très sensible chez la majorité des Tunisiens. Autrement dit, médias (télévisions et cinéma) et barbus se seraient engagés dans un duel farouche où chacun tenterait d’imposer à la société sa propre idéologie et sa propre ligne de conduite. Sauf qu’il y a une autre donne à laquelle ne semble avoir pensé personne: si l’enjeu, dans tout cela, est la société tunisienne qu’on voudrait modeler selon la volonté des uns et des autres, il y a lieu d’attirer l’attention sur le fait que notre société ne retient –ni n’est influencée par– aucune leçon du cinéma étranger ou local, encore moins les leçons de quelque parti que ce soit. Par conséquent, si duel il y a, il serait vain et parfaitement inutile. Ce n’est ni l’esprit d’un film très quelconque ni celui de quelque coalition que ce soit, qui va pouvoir imposer son opinion à la société. Tout cela n’est que simple bavardage.
Le troisième événement est la manifestation qui a eu lieu samedi 8 octobre 2011 devant le Centre culturel et sportif d’El Menzah IV, organisée par plus de 200 femmes vêtues de «malya» et «sefsari» pour protester contre le port du niqab. Bien entendu, l’idée en filigrane était de dire que si la Tunisienne avait un ‘‘repère’’ vestimentaire à faire prévaloir, ce serait plutôt cet habit-là, non ce niqab propre, paraît-il, aux Afghanes et aux Saoudiennes. Ce qui est très juste, en effet.
Ces événements n’ont malheureusement qu’une seule interprétation possible: nous ne sommes pas mûrs encore. Nous n’avons rien compris à la religion, à la démocratie et, surtout pas, à la liberté. Malgré son caractère courageux et bénéfique, la révolution du 14 janvier nous a jetés dans l’indécision, l’anarchie, la gabegie. Nous ne savons même pas ce que nous voulons au juste. Nous sommes devenus une société à ce point hétéroclite, disparate et mal accordée que chacun cherche à imposer sa vision des choses à l’autre. Ce qu’il nous faudrait à présent, c’est une autre révolution qui devrait s’opérer en profondeur et qui consisterait à poser les bases du type de société que voudrait la majorité écrasante des citoyens: une société musulmane orthodoxe jusqu’au fanatisme obscurantiste, musulmane modérée (qui reste à être mieux définie), laïque, ou libre mais qui sache respecter la liberté de l’autre.
Sans cela, nous sommes perdus!