Dopée par la manne des dons fournis à la faveur de la générosité de la
coopération internationale en cette période de transition, ministres
intérimaires, experts économiques auprès des partis, acteurs de la société
civile et bureaux d’études (déguisés parfois en associations) se bousculent à la
veille de la Constituante pour présenter à la hâte, et parfois dans
l’improvisation la plus totale, des projets de modèles de développement pour la
Tunisie de demain. Zoom sur un nouveau business qui ne dit pas son nom.
Depuis début octobre 2011, on recense au moins cinq projets (de la matière pour
des mémoires de recherche): “les programmes économiques des partis politiques“,
le Programme économique et social pour le quinquennat (2012-2016), plus connu
sous la dénomination commerciale «Plan jasmin», le “Livre blanc“ que compte
publier l’équipe du ministère du Développement régional sur la stratégie de
développement économique à suivre, un autre livre sera publié, dans la même
optique par l’Association de développement solidaire ((ADS), dénommé le
programme de développement, et une étude effectuée par le Comité de réflexion
sur l’économie tunisienne (CRET) sur le thème «Plan jasmin et souveraineté
nationale: analyses et alternatives».
A l’exception de l’étude du CRET qui apporte des solutions fort pertinentes, à
notre avis, pour l’endettement déstabilisateur, toutes les autres initiatives
sont, à un détail prés, du réchauffé, voire des remake du programme de Ben Ali
«2010-2014» et de la note d’orientation du régime déchu pour la décennie (2007 –
2016). C’est pour la plupart un ensemble de propositions indicatives ou de
mesures –signalées par de vulgaires tirets-, sans âme, ni idéologie ni portée
stratégique pour le pays.
Pire, ces initiatives pèchent par leur ignorance délibérée qu’un tel projet est
du ressort des institutions de l’Etat qui seront élues après le 23 octobre.
Leurs auteurs, qui étaient pour la plupart d’anciens économistes et experts de
l’équipe Ben Ali, se sont appropriés en plus des idées et analyses faites au
cours de séminaires et sur les plateaux de chaînes de télévision au début de la
révolution pour en faire des ouvrages.
Toutes prétendent présenter les projets les plus complets possibles et qu’elles
ne manqueront pas, une fois leur littérature rendue publique, de fournir le
modèle de développement idéal pour le pays.
Pourtant, à regarder de près, des idées comme la promotion de l’emploi,
développement régional, découpage administratif, convergence des régions,
discrimination positive, fiscalité différenciée, finance régionale,
développement durable, réhabilitation du local autonome, désenclavement des
régions de l’intérieur, décentralisation, déconcentration, sont des idées
récurrentes et galvaudées, et sont loin de faire rêver les Tunisiens. C’étaient,
d’ailleurs, ces mêmes professions de foi que l’ancien pouvoir politique avait
utilisées, depuis 1956, pour tenir en laisse le peuple, particulièrement les
communautés des régions du sud et de l’ouest du pays.
Les ambitions des promoteurs de ces initiatives sont claires: qui pour se
maintenir à n’importe quel prix au pouvoir (membre du futur gouvernement de
transition, qui pour être PDG d’une banque ou d’un Fonds générationnel, qui
(concernant les bureaux d’études) pour gagner le maximum d’argent en s’assurant
de futurs marchés que seul un régime ultralibéral peut leur garantir
(privatisations, introductions en Bourse, quadrillage policier, flexibilité du
travail, maquillage des statistiques, verrouillage administratif…).
Au final, pour certains, il s’agit d’aboutir au tandem stabilité et profit, et
rien d’autre.
A titre indicatif, grisé apparemment par le pouvoir, le ministre intérimaire des
Finances Jalloul Ayed, fervent défenseur du «Plan Jasmin» de tendance
ultralibérale, est allé jusqu’à déclarer, lors d’une conférence internationale
organisée par l’Association Nou-R sur les fonds d’investissement, que «l’emploi
n’est pas le défi à long terme que la Tunisie doit relever et que les 700 mille
chômeurs que compte le pays peuvent être employés, sur une période de cinq ans».
De telles projections ont été fustigées par Mahmoud Romdhane, expert économique
et auteur de l’ouvrage “Tunisie, économie et société, ressources politiques,
légitimation et régulation sociale“. Cet expert économique les a qualifiées de
«promesses difficilement réalisables“. Pour lui, “la capacité maximale du public
de créer des emplois ne dépasse guère les 30 mille emplois par an à laquelle il
faudrait ajouter une toute petite contribution du secteur privé“. Si on fait le
calcul, nous sommes bien loin des estimations du ministre.
Mention spéciale pour l’initiative du CRET. Celle-ci a le mérite d’apporter la
contradiction et de s’inscrire dans le droit fil des objectifs de la Révolution.
Ces mêmes objectifs qui visent à bannir les solutions de facilité telles que
l’endettement qualifié de «frein au développement». Selon l’universitaire Mehdi
Khojet El khil, «sur les 40 dernières années, les intérêts ont englouti plus de
deux fois la somme prêtée à la Tunisie».
L’expert en finances, Chawki Abid, propose qu’au lieu de recourir à un nouvel
endettement extérieur comme le proposent le Plan Jasmin et le Livre blanc d’Abderrazak
Zouari, ministre du Développement régional, “il importe de commencer par
identifier les opportunités de mobilisation de ressources internes afin de
couvrir les besoins de financement de l’économie du pays“.
A ce sujet, il propose un audit de l’endettement extérieur. L’objectif est
d’identifier ses avantages et inconvénients. Il s’agit, surtout, d’accroître les
recettes fiscales et douanières: révision du régime forfaitaire symbole de la
fraude fiscale déguisée, accroissement des recettes douanières à travers une
taxation élevée des produits de luxe, relèvement de l’impôt sur les sociétés,
rétablissement des droits de consommation pour la période 2012-2016.
Par delà les initiatives des uns et des autres, ces projets de développement
économique ne relèvent, légalement, que de la responsabilité de leurs auteurs,
et n’engagent en aucune façon le peuple tunisien. Ce peuple a besoin d’être
sédentarisé et sécurisé là où il se trouve. Pour ce faire, seuls des mégaprojets
fédérateurs peuvent l’intéresser. Parmi ceux-ci, peuvent figurer des activités
locomotives immunisantes pour le pays. A ce titre, il y a lieu de citer une
agriculture et une agro-industrie innovantes dans tout le pays, un réseau
autoroutier qui dessert le sud, le centre et l’ouest du pays, des stations
touristiques promouvant un produit touristique dans chaque ville, un plan
directeur ferroviaire avec composante des métros dans toutes les grandes villes,
un plan hydraulique avec deux volets: dessalement de l’eau de mer par l’énergie
solaire et prolongement du canal Medjerda vers le sud, création de technopoles,
d’universités spécialisées et de centre hospitalo-universitaires dans les
gouvernorats, valorisation du Sahara et des steppes… Autant de projets qui ne
peuvent que faire rêver le Tunisien.