Il a donc fallu 55 ans pour que les Tunisiens se voient enfin libres de prendre leur destin en mains. 55 ans de musellement, d’infantilisation, de mépris, de souffrance, d’injustice tous azimuts, de misère et de silence. Ce n’est probablement pas beaucoup dans la vie des nations, mais tout de même, c’est deux générations entières qui n’ont pas vu la lumière de la justice, de la citoyenneté réelle, de la vie tout court. Nous tournons, certes, avec beaucoup de joie et de fierté, une page noire de notre Histoire, mais nous ressentons en même temps un pincement au cœur au souvenir de ces 55 ans de dictature qui nous ont réduits, aux yeux du monde entier, à l’image d’un simple peuple immature, incapable de changer le cours de son Histoire. Aujourd’hui, c’est bel et bien fini. Ou plutôt, c’était hier.
Depuis hier dimanche 23 octobre (il y a de quoi en faire, comme le 14 janvier, un jour, sinon férié, du moins de commémoration), c’est une nouvelle Tunisie qui est née. Hier, c’était tout simplement émouvant de voir, dans les écoles primaires d’un peu partout en Tunisie, des files interminables de citoyens patients, attendant, sourire aux lèvres, d’arriver au bureau de vote et de s’isoler un moment afin de choisir le parti auquel ils font confiance. A Den-Den, par exemple, les deux écoles primaires n’ont pas désempli de toute la journée. En d’autres circonstances, on aurait parlé de files infernales; hier, c’était perçu comme des moments de bonheur intense tant l’événement était attendu depuis … 55 ans!
Hier, du même coup, beaucoup de clowneries sont tombées à l’eau, irréversiblement: il n’y aura plus d’élections à… 99,28%; il n’y aura plus jamais de parti unique; il n’y aura plus de pouvoir personnel et absolutiste; il n’y aura plus de culte de la personnalité; plus jamais de passe-droit, de faveurs, de privilèges indus et d’injustice sociale; plus jamais de dictature à la barbe d’un peuple soumis et écrasé… Car demain, il va falloir composer avec cette jeunesse qui a décidé, su et pu renverser le cours honteux de notre Histoire. Cette jeunesse aspire au travail, à la dignité, à la citoyenneté réelle, à la Justice, au partage des richesses, à un enseignement de haute qualité, bref, au droit à la vie, la vraie vie! Quelle que soit la couleur du parti qui émergera demain et portera au pouvoir son secrétaire général, le plus important est qu’il sache à qui il a à faire. Avant toute action qu’il aura à entreprendre, il devra savoir qu’il aura à faire à une jeunesse qui ne plie plus, ne se laisse plus faire ni duper, une jeunesse mue par la fureur de vivre honnêtement et dignement, une jeunesse qui ne s’embarrassera pas de demander des comptes à qui que ce soit, une jeunesse capable, au besoin, de hurler à tout moment «Dégage!!» à l’encontre de quiconque caressant quelque velléité dictatoriale.
Et puis, non!… On ne voudrait plus d’un deuxième 14 janvier. Ça suffit tout ce sang répandu sur le sol tunisien, celui de nos frères et de nos enfants qui ont bravé la mort pour une Tunisie libre, libre, libre … Hier, dans la liesse populaire, la Tunisie s’est tournée résolument vers son avenir. Il fallait voir, hier, ces femmes d’un certain âge qui pressaient le pas vers les bureaux de vote en se lançant mutuellement: «Je vais voter». Pour une fois, ces femmes (et tous les Tunisiens avec elles) se sont senties des citoyennes à part entière, à l’image de toutes les citoyennes du monde –du monde libre, ouvert, démocrate, progressiste… Il fallait voir ces jeunes de 20-25 ans discutant, chemin faisant vers les bureaux, du choix de leurs partis. Du jamais vu!
Comme les temps ont changé!… Il y a seulement cinq ou six ans, la question «Tu vas voter, vraiment?!» était immanquablement suivie d’un éclat de rire moqueur. Car tout le monde, sans exception aucune, savait que c’étaient toujours des parodies d’élections, des élections dont on savait à l’avance qu’elles se solderaient par un 99,48% des plus ridicules, des plus ineptes. La belle surprise, hier: la même question était toute la journée suivie d’un «Mais bien sûr que je vais voter!!». C’est que la question ne souffre plus le rire, la plaisanterie, la moquerie. C’est le destin de la Tunisie qui a été mis en jeu, hier, dans les bureaux de vote. Espérons que ce jeu ne réservera qu’avenir radieux à nos enfants. Espérons que le nouveau président de la République ne perdra jamais de vue qu’il devra, à son tour, passer le relais un jour, et qu’il ne servira donc à rien d’opprimer son peuple.
Pour le moment, restons optimistes. Et il y a effectivement tout lieu d’être optimiste car une page noire et triste vient d’être tournée définitivement. Avec la naissance de cette nouvelle Tunisie, souhaitons repos et bénédiction à l’âme de nos martyrs.