24 octobre 2011. 13h. Fast food au quartier du Lac. Bisous entre deux amies: Zohra et Amina…
– Amina: «Qu’est-ce qui t’est arrivé Zohra? ‘Lotf Alik’! Pourquoi tu pleures?».
– Zohra: «Tu n’as pas vu les chiffres ou quoi? Ils sont en tête, PARTOUT! PARTOUT! C’est incroyable! J’arrive pas à le croire, je suis sous le choc, tout ça pour ça!? Il n’y avait pourtant aucun slogan religieux devant le ministère de l’Intérieur le 14 janvier! Mais pourquoi? Pourquoi?! Oh grand Bourguiba, tu croyais avoir construit quelque chose de solide! Regarde ce qu’ils ont fait dès qu’on leur a donné la parole…».
Zohra réalise pour la première fois qu’Amina était en fait voilée. Qu’elle ne fumait pas de cigarettes, et qu’elle était plutôt contente de ce qui se passe…
– Amina: «Mais pourquoi tu pleures? Tu n’es pas musulmane ou quoi?!» (question qui ne s’est jamais posée auparavant…). Moi franchement j’ai voté pour eux, et je crois en eux, face à toute cette corruption, toute cette mafia qui nous a pillés, des gens qui ne craignaient pas Dieu… personne ne pourra sortir le pays de ce marécage, personne d’autre qu’eux… Ils portent la parole de Dieu, c’est exactement ce qu’il nous fallait, le droit chemin!»
Amina continue sur sa lancée: «On avait perdu la bonne voie, j’étais musulmane opprimée dans mon pays moi! Je devais enlever mon voile, alors que….(elle n’a pas terminé sa phrase, elle allait dire «alors que des femmes portent des jupes courtes et fument des cigarettes»…, comme Zohra quoi). Mais elle a embrayé sur un autre sujet: «Et tout l’argent qui a été volé, ils vont le ramener, et le donner aux pauvres, ils vont refaire la justice!…».
– Zohra: «Amina ma chérie, regarde, la religion doit rester affaire personnelle, on a besoin de politiques économiques aujourd’hui, on a besoin de créer de la richesse, pour ensuite la distribuer. Distribuer de l’argent comme ça ne sert à rien, c’est un pansement, rien de plus… Ce vote reflète un choix en termes de valeurs, de projet de société, les gens fuient le chômage, la mauvaise conjoncture, l’injustice, la misère, l’oppression des Trabelsi, et retournent dans la petite coquille de la religion, c’est tout ce qui reste qu’on aura ‘tout’ perdu…, c’est un choix de la radicalité identitaire… religieuse si tu veux. C’est un raccourci. Un grave raccourci!».
– Amina: «Mais qu’est-ce qu’il a le choix de l’identité Zohra? Tu es Française ou quoi? Qu’est-ce que tu as contre notre identité? Pourquoi ça ne fait pas de vagues quand la démocratie chrétienne est élue en Europe? Pourquoi nous on ne veut pas de notre identité ‘religieuse’ comme tu l’appelles…!?».
Zohra passe pour une petite bourgeoise intellectuelle gauchiste, sa pensée et ses problématiques n’ont aucun rapport avec celles de la Tunisie d’en bas (dixit la “France d’en bas“ de Raffarin). Pour infléchir sa voisine de table, elle décide de sortir le grand jeu…
– «Tu te rends compte si demain ils te disent de retourner chez toi? Pour favoriser l’emploi pour un homme par exemple? Tu voudrais retourner dans ta cuisine? Et si on te remet la polygamie…tu vas être contente là?».
– «Bof! Parce que tu crois que je suis heureuse dans ce travail… je me tape 12 heures entre bureau et transport, je ne vois pas grandir mes enfants, pour 4 sous! Moi, la vérité je voudrais bien rester chez moi, me limer les ongles dans mon temps libre… et que Monsieur prenne tout en charge! Qu’il se démerde! Moi, je suis homme et femme maintenant, les deux! Et je suis payée pour un seul travail, je perds ma santé plus vite que ma grand-mère en son temps! … Si le travail salarié sous l’empire capitaliste était libérateur, ça se saurait!».
Zohra est universitaire, elle travaille 6h par semaine, elle touche le double du salaire de Amina, passe son temps à lire Spinoza, n’est jamais montée dans un bus, et n’a effectivement aucune idée du travail salarié.
Et là arrive Ferdaous, une belle femme de 36 ans, cadre supérieur, appartement et voitures personnels, et pas l’ombre d’un candidat au mariage…; elle réplique: «Moi ça ne m’ennuierait pas beaucoup cette histoire de polygamie… je voudrais bien que ma relation avec Kamel (un homme marié) soit légitime, et que je puisse faire un enfant! C’est tout ce qui me manque, la légitimité, un bout de papier, pour avoir un enfant, c’est tout». Et elle sort en rigolant…
C’est beau, c’est bien, c’est la démocratie.