Après l’euphorie (très en douce) des sympathisants d’Ennahdha, la déception des autres partis, et la frayeur de voir imposer à la société tunisienne un modèle à l’iranienne, l’entretien donné hier par M. Hammadi Jebali à la TAP a tout balayé pour redonner confiance aux Tunisiens. Concession ou bonne tactique?
Une lapalissade, pour commencer: on ne constitue tout de même pas un parti sans briguer le pouvoir. Cela n’aurait aucun sens dans ce cas. Sauf que deux données, enregistrées successivement mardi et mercredi, ont surpris plus d’un.
La première était l’absence d’un débordement exubérant de joie (légitime au reste) chez les Nahdhaouis après leur victoire, d’abord inattendue, ensuite écrasante: leur euphorie était pour ainsi dire mesurée, équilibrée, avec même une certaine retenue. C’est un peu bizarre. Quelques jours avant le 23 octobre, Rached Ghannouchi menaçait de pousser “ses sujets“ à la rébellion si jamais des fraudes électorales avaient lieu. Il n’y a eu rien de tel. Mieux: c’est eux, les Nahdhaouis, qui ont remporté les premières manches et, manifestement, toutes les autres à travers le pays. D’où vient donc toute cette sagesse et surtout que la majorité des votants pour ce parti n’émanent pas de l’intelligentsia mais bien des couches sociales les plus populaires et démunies? Un confrère a avancé une réponse assez plausible: «Les Nahdhaouis sont effrayés par leur propre succès». Ce serait donc comme un enfant qui aurait remué ciel et terre pour se voir offrir une voiture, et, une fois son vœu exaucé, il n’a pas su quoi en faire.
La deuxième pourrait corroborer cette hypothèse, car c’est très étonnant que M. Hammadi Jebali déclare être candidat (d’Ennahdha) au poste de Premier ministre, cependant que la présidence de la République pourrait revenir à Ben Jaâfar, Marzouki ou Caïd Essebsi. Comment faire confiance à l’un de ces trois hommes mais pas à Rached Ghannouchi? Même si c’est encore tôt, pourquoi tourner le dos d’ores et déjà à la magistrature suprême après y avoir couru derrière pendant au moins vingt ans?
Ne pas heurter les esprits?
Rassurant à plus d’un titre, l’entretien de M. Jebali donné à l’Agence TAP a donc balayé toutes les craintes: aucun changement dans le texte du CSP, oui au travail de la femme, oui à l’égalité homme/femme, pas d’imposition du port du voile, tout faire pour promouvoir davantage le secteur touristique, et plus d’intérêt pour un développement équitable entre les régions. En un mot comme en mille: consolider les acquis. Un tel discours est, à vrai dire, à applaudir. Reste la question centrale, car très têtue celle-là: pourquoi ce désistement du parti Ennahdha juste au moment où sa victoire semble acquise à tous les niveaux? Autrement dit, quelle lecture faire de l’entretien de M. Jebali? Ne pas heurter les esprits? Ne pas brûler les étapes? Aller tout doucement en se montrant souple, progressiste et démocrate? Ou se donner un temps d’apprentissage de la gestion des affaires de l’Etat et du pays? Et si c’était tout ça à la fois!
Tactique politicienne?
Tout le monde sait que les élections présidentielle et législatives ne sont pas pour demain. Demain, tout le temps que prendra le travail sur la nouvelle Constitution (fixé à une année, paraît-il), il y aura un président de la République et un gouvernement encore provisoires –ou de transition.
C’est durant ce laps de temps que tout va se jouer. Il va s’agir en premier lieu de remettre le pays (et en premier lieu son économie) sur pied. Ce sera donc une période-laboratoire où chaque faux pas, chaque test non concluant exclura son auteur de l’arène politique. Le caractère éminemment délicat de la période à venir peut expliquer la prudence du Parti Ennahdha de ne pas reluquer tout de suite du côté de la présidence de la République. Car, en cas d’erreurs ou d’échec du futur gouvernement provisoire, c’est précisément Ennahdha –déjà doté de la majorité des sièges au Parlement et, si c’est le cas, d’un Premier ministre en la personne de M. Jebali– qui reviendra à la charge en tant que “sauveur du pays“.
Politiquement parlant, cette première manche, quoique cruciale mais déjà gagnée, n’intéresse pas outre mesure Ennahdha, mais bel et bien la suivante.
Cette tactique n’est pas, au fond, sans rappeler celle de Bourguiba. En son temps, celui-ci aimait souvent jeter sur la table une carte quelconque pour, en cas de perte, revenir au-devant de la scène en tant qu’éternel sauveur de la nation.
Mais il ne faut pas perdre de vue que Béji Caïd Essebsi était le ‘‘fils’’ de Bourguiba. De telles tactiques, il en a vu par dizaines. Attendons voir ce qu’il va faire.