“Les conclusions que nous devons tirer des récentes élections en Tunisie sont que le Tunisien est fondamentalement culturellement conservateur et cela ne va pas dans le sens du rituel ou du religieux. Le Tunisien est également libéral dans son action économique et sociale et épris de liberté, et enfin, c’est quelqu’un qui aime la stabilité et ne monnaye pas sa sécurité et celle des siens”. C’est ainsi qu’un ministre bien rôdé aux affaires de l’Etat a commenté les résultats des premières élections démocratiques dans notre pays. Et il n’a pas tort, quand il ajoute «s’il n’y avait pas eu de religion dedans, le programme socioéconomique d’Ennahdha figurerait parmi les plus valables de ceux proposés par les partis politiques candidats».
Ennahdha aurait-elle été le seul parti à avoir entendu, écouté la voix du peuple? Les autres partis n’auraient-ils entendu que le son de leurs propres voix? En reniant au peuple le droit d’être ce qu’il est: un peuple tolérant, moderne, ouvert mais d’appartenance civilisationnelle arabo-musulmane, auraient-ils raté le coche?
Ennahdha aurait su parler au peuple dans sa propre langue, veillant à ne pas susciter les susceptibilités des uns et des autres et le rassurant sur son ancrage identitaire, le renforcement de ses acquis sociaux et la préservation de ses valeurs morales. Ce parti a su rassurer les entrepreneurs en affirmant ses orientations économiques libérales et en étant le premier parti à affirmer accepter le principe de réconciliation nationale. Il a gagné une guerre mais cette victoire n’a pas tourné la tête des dirigeants du parti qui savent que ce n’est qu’une étape et qu’ils avancent sur des œufs.
Certes, le background religieux des Tunisiens, toutes catégories socioculturelles confondues, a facilité la tâche aux militants et prêcheurs Nahdhaouis, convaincus de leur mission divine mais les autres partis ont failli. Alors que les débats d’ordre idéologique battaient leur plein sur les télévisions et les radios, les Nahdhaouis militaient sur terrain, allant dans les quartiers défavorisés offrant leurs aides et leur assistance, d’ordre financier et parfois même d’ordre moral, rappelant en cela les missionnaires qui prêchaient en Afrique et dans les pays conquis en Amérique latine pour diffuser la foi chrétienne…
De faux problèmes qui cachent les vrais
Ils n’ont pas discuté héritage, ils n’ont pas défendu, toutes griffes dehors, le film provocateur «Ni Dieu, ni Maître», ils ne se sont pas montrés supérieurs en méprisant les croyances du peuple. Ils n’ont pas fait de la laïcité une priorité dans un pays de fait laïc, et n’ont pas non plus défendu les minorités qui y vivaient en parfaite harmonie. Des débats hors de propos et ne se situant pas en haut des préoccupations de la plupart des Tunisiens. Car on n’a pas à ce jour entendu parler de minorités harcelées, traquées ou violentées, qu’elles soient raciales, ethniques ou sexuellement différentes. Toutes sortes de faux problèmes qui ont donné à Ennahdha suffisamment de matière pour attaquer ses adversaires politiques: «Nous voulons protéger vos enfants, lutter contre la débauche, garantir leur avenir, ils veulent détruire notre héritage arabo-musulman!». Ben Ali a attaqué la culture parce que c’est le seul moyen pour les jeunes de s’affranchir, de s’améliorer et d’avancer. Nombre de nos jeunes sont tombés ou bien dans l’extrémisme ou bien la débauche. Ennahdha s’est ainsi adressé aux jeunes: «Nous voulons des jeunes ouverts, cultivés, indépendants et créatifs. Vous l’êtes, il faut croire en vos capacités à créer et construire… Nous serons là pour soutenir toutes vos initiatives et vos projets».
Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on voie autant de volontaires rejoindre un parti à obédience religieuses. Le modèle turc tolérant et ouvert a été d’ailleurs une source d’inspiration pour Ennahdha qui en a usé en tant qu’argument «commercial».
Sonia Guezguez, ressortissante tunisienne résident à Nice en France, explique la vague pro Ennahdha: «Depuis quelques années déjà, le problème identitaire se posait avec acuité, et ce bien avant l’arrivée de Sarkozy au pouvoir. Le vote massif en faveur d’Ennahdha n’est pas un vote sanction, c’est un vote de confiance. Il y a beaucoup de racisme et la deuxième génération en a eu marre de la discrimination surtout au niveau de l’emploi, et du logement. Cela a entraîné un rapprochement entre jeunes et imams. Il y a énormément de femmes voilées et hommes à barbe depuis trois ans en France». Ismaïl Bahri, jeune tunisien, explique, lui, le phénomène Ennahdha par la rancœur. «Un philosophe français expliquait le vote identitaire en France par le fait qu’un mur s’est dressé entre les élites et les populations, entre une France officielle, avouable, qui se pique de ses nobles sentiments, et un pays des marges, renvoyé dans l’ignoble, qui puise dans le déni opposé à ses difficultés d’existence l’aliment de sa rancœur». Belle explication qui exprime parfaitement ce qui s’est passé en Tunisie.
Des partis qui n’ont pas pu se débarrasser de leurs idéologies
Wadi Ben Mustapha, fonctionnaire, explique son choix de changer de vote: «A une semaine du scrutin, je comptais voter Ettakatol et j’ai pu convaincre une centaine de personnes de mon choix. Malheureusement, les responsables de ce parti n’ont pas pu se débarrasser de leur idéologie et n’ont pas su persuader les électeurs de leur programme et leurs idées. Un parti doit pouvoir convaincre un peuple où se trouvent les chômeurs, les misérables et les extrémistes. Nous devons connaître notre peuple pour le convaincre. Le peuple n’est pas Facebook et n’est pas Nessma. Il est en majorité conservateur. Ce que n’ont pas compris les partis soi-disant progressistes. “Persépolis“ et les réactions de ces partis ont aidé Ennahdha à rafler les votes d’Ettakatol. Le citoyen lambda a senti le danger pour sa religion. En un mot, Ennahdha devrait remercier Nessma TV pour tous les votes supplémentaires qu’elle a gagnés suite à la diffusion du film scandale. Je ne suis ni de droite ni de gauche, et je ne défends aucune idéologie, j’ai voté Ennahdha car tous les partis progressistes ont été défaillants et n’ont pas pu se débarrasser de leur idéologie». Beau résumé de la situation.
Ceux qui ont voté Ennahdha ne sont pas que des musulmans pratiquants, ce sont des femmes non voilées modérées et modernes et des hommes habitués à prendre leur verre dans les bars, hôtels ou chez eux.
Ceux qui ont voté Ennahdha voulaient du concret. Le concret leur a été offert chacun selon sa demande à la carte. Dans les cités populaires, les mosquées, les lieux de travail, les lieux publics, cafés compris, les Nahdhaouis expliquaient, proposaient, rassuraient, promettaient…
Ils n’ont pas cessé de le faire depuis le début de l’année. Ils ont répondu présents à un sursaut identitaire réveillé après avoir été occultés des années durant par Ben Ali.
Alors que les Hamma Hammami et Chokri Belaid remplissaient les écrans télé et les chaînes radio de leurs appels révolutionnaires et leurs cris de guerre complètement dépassés appelant à la dissolution du RCD et à l’arrestation de tous les «roumouz» (symboles) de l’ancien régime, même les innocents, les leaders d’Ennahdha appelaient à la réconciliation et dénonçaient l’exclusion.
Reste que la mission d’Ennahdha, ne sera pas des plus aisées. Car, au delà du fait que parmi les 45% d’électeurs potentiels qui ont voté (55% en âge de voter ne l’ont pas fait), 90% ont rempli leurs devoirs, 30% n’ont pas vu leur voix aboutir, et un autre pourcentage important est allé vers les nombreux partis sensés être progressistes; les 90 sièges accordés à Ennahdha ne sont pas une sinécure. Car il va falloir gérer une transition difficile en l’absence d’une expérience de la gestion des affaires de l’Etat.
Ennahdha s’est montrée prête à composer. Dans l’intérêt de la Tunisie, les autres partis devraient trouver un consensus avec le parti vainqueur pour mener le pays à bon port, et qu’on ne prenne pas de grands airs d’enfants boudeurs et capricieux en déclarant «Nous préférons rester dans l’opposition, laissons-les se débrouiller tous seuls» comme si l’amour de la Tunisie ne méritait pas que l’on mette son égo de côté et qu’on avale une fierté très mal placée dans une conjoncture de transition démocratique et socio-économique.