Originaire de La Goulette, symbole de la coexistence communautaire et de la fraternité durant des décennies, Roger Bismuth, qui se présente lui-même comme l’un des pionniers de l’industrie dans ce pays, est membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), du bureau directeur de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises(IACE),de l’Association arabe des chefs d’entreprise et du Conseil international des parlementaires juifs, une plate-forme fondée en 2002 pour réfléchir sur les relations interreligieuses et les réformes sociales à travers le monde.
Président de la communauté juive de Tunisie, en charge des intérêts moraux et financiers de ses compatriotes, Roger Bismuth, fidèle à la boussole de sa jeunesse, de tout temps, dit-il, proche du petit peuple de gauche, qui a démarré sa carrière professionnelle en 1940 comme travailleur dans le secteur du bâtiment, se garde des abstractions, dispose d’une vue panoramique sur la société tunisienne, croit à la communauté des citoyens, cette grande coopérative civique, et assimile l’histoire à des cycles au balancement sans fin.
Après des mois de soubresauts politiques, économiques et sociaux, liés à la révolution de la liberté et de la dignité, il a bien voulu répondre à quelques questions de WMC. Afin de nous éclairer sur l’état d’esprit de ses coreligionnaires, dans ces moments historiques, la teneur des contacts établis avec le mouvement Ennahdha et les autres acteurs de la transition démocratique, sa perception des évènements en cours dans le pays et de la nouvelle cuisine politique, issue du 14 janvier 2011.
WMC: Comment avez-vous vécu la révolution du Jasmin?
Roger Bismuth: Comme tous les Tunisiens. Dans l’attente, la préoccupation et l’optimisme. Et je n’ai pas manqué un seul jour de travail. D’ailleurs, au cœur des événements, j’ai vécu avec les ouvriers et l’ensemble des ressources humaines du ” Groupe bismuth», des moments de solidarité exceptionnelle et je me suis engagé, aux premiers jours de la révolution, dans une réunion solennelle, à assurer les salaires quelles que soient les conditions et les circonstances et à partager avec eux ce que j’aurai en poche jusqu’à la dernière minute.
En fait, je n’ai eu à gérer ni grèves ni contestations. L’esprit de famille a prévalu. Tout le monde s’est serré les coudes. A protégé son gagne-pain. A retroussé ses manches. A priorisé ses objectifs. Grâce à des valeurs de solidarité et d’entraide, travaillées, protégées et entretenues chez nous depuis des générations.
La communauté juive s’est-elle sentie menacée à certains moments?
Pas particulièrement. Cela dit, les incidents provoquent toujours de l’inquiétude comme les attroupements qui ont eu lieu, tout juste après la révolution, devant la synagogue de l’Avenue de la Liberté. Ce genre d’événements provoque toujours de l’émoi dans la communauté. Qui a quand même réussi à dépasser ces moments de flottements, puisque le cours normal de la vie a vite repris le dessus. Les affaires aussi. Presque normalement. Nous continuons à croire en notre pays. Contre vents et marées.
Qui a pris la décision d’annuler le pèlerinage d’El Griba à Djerba?
Le pèlerinage n’a pas été annulé. Il a eu lieu dans un cadre restreint, plutôt local. En raison de l’absence des réservations, des touristes et de la défiance des uns et des autres. Quelques visiteurs étrangers ont quand même rejoint Djerba et participé, aux côtés des autochtones, au rite annuel d’El Griba.
Avez-vous donné des consignes de vote à la communauté?
Non. Car chacun est libre de ses choix politiques. A mon avis, la révolution n’a pas été faite pour donner des consignes de vote ou imposer aux uns et autres des orientations et des directives. Cela dit, je suis de tout cœur avec la participation de Jacob Lellouche de La Goulette, qui est un homme de conviction, de panache et d’engagement en faveur des idéaux de justice, de solidarité et de coexistence communautaire.
De retour de Paris, il a réuni les enfants des quartiers populaires de la banlieue nord autour de plusieurs projets liés à la formation professionnelle et à l’artisanat. Il les appelle les “sales gosses“. Et ensemble, ils forment une vraie famille. Je le soutiens totalement car les hommes de terrain se font de plus en plus rares de nos jours. D’ailleurs, sa popularité auprès des musulmans l’emporte nettement par rapport à son audience parmi la communauté juive.
Apparemment, vous êtes en contact avec le mouvement islamiste Ennahdha!
Oui, j’ai été contacté par Ennahdha pendant la campagne électorale. C’était une prise de contact amicale et fructueuse. L’entretien s’est déroulé dans une atmosphère conviviale et on a bavardé chaleureusement et cordialement. Des assurances m’ont été données sur la permanence du rôle de la communauté juive dans le jeu social de la coopération, en cours dans le pays. Nous sommes tous des Tunisiens, m’ont-ils affirmé. Avec les mêmes droits et devoirs envers la patrie.
Au fait, j’ai eu aussi des contacts avec d’autres partis politiques comme Ettakatol, le Pôle Démocratique et Moderniste (PDM), le Parti Démocratique et Progressiste (PDP) et d’autres formations.
Etes-vous rassuré après votre rencontre avec les membres d’Ennahdha?
J’ai appris à juger sur les actes. Sur pièce. Comme tous les Tunisiens, j’attends la clarification des alliances. Le retour de la confiance. De la sécurité. Le capital national va faire la même chose. Idem pour les IDE. Je suis pour l’émergence d’un large consensus autour d’un gouvernement, orienté vers les questions sociales, économiques les plus urgentes. Afin de sécuriser les gens. De dépassionner les débats. De rassurer l’environnement régional et international.
Avez-vous des affinités pour un parti politique précis?
J’ai des affinités pour tout ce qui peut sortir de mieux pour la Tunisie. Je suis l’un des premiers fous à me lancer dans l’industrie dans ce pays et je ne me suis pas occupé de politique. Mais la Tunisie a besoin de bons politiques. Pour lancer les grands chantiers de l’avenir. Eviter les traumatismes. Propager l’humilité. Servir les évènements. Sortir du champ partisan. Réfléchir aux vrais enjeux. Réussir la réconciliation. Négocier en permanence. Libérer l’emploi. Favoriser l’économie des talents. L’économie des nouvelles technologies. Le développement des régions intérieures du pays, trop longtemps négligées. L’économie d’un nouveau rapport au temps. Car chacun d’entre nous est détenteur d’une parcelle de l’intérêt national.
Et puis la communauté juive sera toujours proche des positions politiques modérées. Sans parti pris idéologique. La modération colle mieux à la nature humaine. Et à la nature du Tunisien.
Certains vous reprochent votre proximité avec l’ancien régime, qu’en dites-vous?
En fait, au temps de Ben Ali, on m’a appelé, à plusieurs reprises, pour certaines missions à l’étranger. Pour expliquer. Eviter les malentendus. Les incompréhensions. Les situations de blocage. Surtout aux Etats-Unis d’Amérique. Où j’ai de bonnes relations au congrès et au Sénat. Et je l’ai fait pour mon pays et non pas pour un régime. Je suis solidaire de ma patrie et non des pouvoirs en place.
Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie?
Je suis optimiste par nature. L’alternance politique est un facteur de compétitivité. Pour tout le monde. Seulement, les tâches à accomplir, pour les nouveaux responsables du pays, sont immenses. La recherche du consensus est un signe de maturité politique indéniable. Le reste suivra de lui-même. Je pense.