Le rythme des apparitions publiques et télévisées de Rached Ghannouchi
s’accélère. Après ses fracassantes déclarations concernant la possibilité de
manifester jusqu’à faire tomber 10 gouvernements en cas de tricheries
électorales, le voici invité par Hannibal Tv. Une chaîne privée tunisienne dont
le propriétaire, Larbi Nasra, recevait en grandes pompes le leader d’Ennahdha en
lui présentant de généreuses félicitations pour son triomphe aux élections. M.
Nasra a-t-il seulement pris connaissance du même résultat des urnes que nous? Le
prélude disproportionné servi en guise de mise en bouche à l’émission était de
la flatterie d’un goût douteux… La soirée s’avérait autrement plus
consistante.
Outre le fait que Rached Ghannouchi aime le rap, ne connaît presque rien du
cinéma ou des artistes tunisiens, et qu’il ne parle jamais le dialecte du
peuple, le moment fort de l’émission «Sarraha Raha» était sa déclaration
concernant la légalisation du parti «Etahrir». Une déclaration qui fait l’effet
d’un coup de tonnerre. Cela risquerait d’ailleurs de tourner au coup de massue
si cela venait à se confirmer.
Comment parler de la légalisation du parti salafiste qui refuse la République et
les élections? Etahrir veut tout bonnement un calife désigné à vie et refuse
toutes les formes de démocratie. Ghannouchi en voulant le légaliser ouvertement
est-il passé maître en lâchage de bombes? Pourquoi s’empresse-t-il maintenant
d’adresser un signe de cette importance? S’agit-il d’une récompense ou d’une
dette dont il faut s’acquitter? Tente-t-il de calmer sa base plus radicalisée
qui s’étonne des déclarations justement trop rassurantes d’Ennahdha?
Au cours des derniers jours, le parti a annoncé ne pas toucher à l’alcool, aux
discothèques, aux bikinis, aux homosexuels… Comme si cela était l’urgence du
pays! Comme si tous ceux qui n’avaient pas voté Ennahdha n’étaient obnubilés que
par cela. Plus encore, comme si ceux qui avaient justement votés pour ce parti
ne voulaient pas y mettre fin?
Répondant sur la manière avec laquelle il allait composer avec les salafistes,
Rached Ghannouchi répondait en début de semaine dernière dans une interview au
journal Le Monde: «Il n’y a aucune preuve que la base d’Ennahdha soit plus
radicale que la direction. Si c’était le cas, cela se serait vu. La direction
aurait changé lors des congrès».
Il explique que «cette accusation vient de nos adversaires politiques qui ont
aussi utilisé, durant la campagne électorale, l’argument du double langage sans
la moindre preuve. S’agissant des salafistes, ils sont là. Nous avons quelques
débats avec eux afin qu’ils changent leur vision de l’islam, comme le fait de
dire que la démocratie est “haram” [interdite] ou “kafir” [mécréante]».
Cependant, certains observateurs partagent l’avis de Ghannouchi en affirmant
qu’une fois Etahrir légalisé, celui-ci serait astreint à moins de recours à la
violence. Ghannouchi répète d’ailleurs que «les salafistes ont le droit d’avoir
leur opinion. Même si elle n’est pas bonne, l’Etat n’a pas à s’en mêler, sauf
s’ils commettent des violences». Sauf que pour le moment l’Etat tunisien ne leur
a pas octroyé d’autorisation, et pour cause! Espérons que la prochaine
Constitution saura faire le reste puisque l’on ne peut plus compter sur Ennahdha
pour cela.
Entre temps, allez dire à toutes ces Tunisiennes qui, depuis des semaines, sont
persécutées, intimidées et insultées dans les rues, les lycées ou les
universités car leurs jupes ne sont pas assez longues ou car elles ne portent
pas le voile. Allez dire à ces hommes pieux qui ont arrêté d’aller aux mosquées
pour faire leurs prières car dans cette conjoncture, ils ne s’y reconnaissent
plus.
Durant toute l’émission, Rached Ghannouchi a joué la carte du religieux «cool»
et ouvert. Qu’à cela ne tienne! Se voulant rassembleur, il a essayé de brasser
au plus large et rassurer tout le monde. A force de s’y astreindre et parce que
certaines affirmations sont en contradiction avec les principes même d’un parti
d’Islam politique, Rached Ghannouchi alerte. Il inquiète plus qu’il ne rassure.
En refusant même «Ettarahom» sur Bourguiba, et indépendamment du fait que l’on
voue à cet homme de l’affection ou de l’indifférence, il n’en reste pas moins
vrai que le mettre dans le même sac que Ben Ali est une insulte aux Tunisiens.
Traiter Bourguiba de «maaklouu» était un impair. Une gaucherie de trop! Les
Tunisiens n’ont jamais pardonné au président déchu sa façon de traiter l’ancien
et lui ont tenu rigueur de la mauvaise gestion de son enterrement.
Rached Ghannouchi, en ne parvenant pas à tourner la page, ne prouve-t-il pas
qu’il ne peut être celui qui rassemblera tous les Tunisiens combien même il a
été condamné à mort par Bourguiba. Réconcilier un peuple nécessite plus de
hauteur et davantage de proximité pour le pays, son histoire et tous ses
symboles? Une gradeur d’âme que l’on retrouve dans un Islam Tunisien ouvert,
modéré et tolérant. Un Islam tel que prôné par Cheikh Abdelaziz Djait, Tahar
Hadad, Fadhel Ben Achour …
Le chemin reste ardu mais on ne peut s’empêcher d’avoir des pensées à ces hommes
qui ont cru qu’une société ne pouvait s’épanouir qu’avec l’équilibre des forces,
le sens de la mesure, et le respect des hommes, de tous les hommes, sans
exception. Y compris les morts. Y compris les tortionnaires. C’est cela même le
pardon dans l’Islam!