Peut-on se réconcilier avec son bourreau? On peut imaginer que sa souffrance passée empêche une victime d’accorder son pardon et, encore plus, de mettre sa main dans celle de son bourreau pour travailler ensemble. Pourtant, c’est ce que Nelson Mandela a eu la force de faire après trente-trois ans passés en prison et malgré les souffrances infligées à son peuple pendant quarante-six ans par le régime de l’Apartheid.
En effet, le premier président de l’Afrique du Sud indépendante a su et pu surmonter les blessures du passé et l’irrépressible soif de justice, voire de vengeance, pour faire de Frederik de Klerk, qui a été une des principales figures du pouvoir blanc raciste, l’un de ses deux vice-présidents.
Alors qu’il les avait, peut-être en son temps, laissés indifférents, les Tunisiens doivent aujourd’hui méditer cet exemple, car la Tunisie de 2011 ressemble un peu à l’Afrique du Sud de 1994.
Il y a dix-sept ans, le pays de Mandela émergeait de 46 ans d’un régime raciste. Le 14 janvier 2011, la Tunisie est sortie de vingt-trois de dictature et de corruption. Les deux ont en commun de s’être trouvés divisés entre, d’un côté, agents et suppôts, et, de l’autre, victimes de régimes honnis. Et comme ces deux parties ne peuvent se regarder éternellement en chiens de faïence, la réconciliation nationale est non seulement nécessaire, mais également urgente. En particulier pour notre Tunisie.
Car si l’Afrique du Sud est l’un des plus riches pays d’Afrique –grâce notamment à ses mines de diamant et d’or-, la seule véritable richesse de la Tunisie ce sont ses femmes et hommes. Aussi, il serait suicidaire pour elle de s’amputer d’une partie de ce «gisement», parce que certains de ces hommes et femmes se sont égarés et ont, pendant vingt-trois ans, soutenu plus ou moins volontairement un régime dictatorial et corrompu.
Bien sûr, se réconcilier ce n’est pas faire comme si de rien n’était. La réconciliation nationale a des exigences. La première d’entre elles étant l’exigence de vérité, c’est-à-dire ce que nous appelons «al moussaraha». En Afrique du Sud, cette «moussaraha» s’est limitée aux actions ayant un caractère ou une motivation politique, et s’est faite dans le cadre d’une «Commission vérité et réconciliation». Une telle instance donnerait l’occasion aux coupables de demander pardon après avoir tout avoué et au peuple de le leur accorder.
Tous les autres crimes, notamment économiques, restent du ressort de la justice. Et même dans ce domaine, on devrait, dans notre cas, faire la distinction entre ceux qui ont servi les Ben Ali, Trabelsi and Co, et en ont profité au passage, et ceux qui n’ont fait qu’appliquer des consignes venues d’en haut –et à qui on peut tout au plus reprocher leur manque de courage. Car, si l’on pousse trop loin le bouchon dans ce domaine, on risque tout simplement de paralyser l’administration publique.
Créée en 1993 et présidée par le révérend Desmond Tutu, qu’elle offre aux personnes concernées, comme cela s’est fait en Afrique du Sud, une amnistie pleine et totale des crimes commis en échange d’une confession publique.
Cette commission a fonctionné pendant trois ans et auditionné 20.000 personnes. Une indication chiffrée qui n’est pas anodine puisqu’elle veut dire que seulement 0,0005% d’une population de près de 40 millions d’habitants au moment de la création de la “Commission vérité et réconciliation“. Ce qui, dans le cas de Tunisie, limiterait le cercle des personnes devant rendre des comptes à quelques centaines.