Par certains agissements constatés, ici et là, en Tunisie, depuis la proclamation des résultats de l’élection de la Constituante du 23 octobre 2011, un “parti unique“ semble se dessiner. Ennahdha, sans le vouloir, est sur le point d’être installé “parti unique“ en lieu et place du RCD, aujourd’hui bel et bien disparu. Et ce alors que ce mouvement ne cesse de répéter qu’il ne veut pas s’ériger dans le fauteuil du parti unique.
Nous avons cru un moment que la Révolution du 14 janvier 2011 avait provoqué une vraie révolution dans nos mentalités et dans nos mœurs. Nous avons cru notamment que les milliers de personnes qui sont descendus dans la rue, dès les premières heures de la révolution tunisienne, pour dire non au RCD, avaient abandonné à tout jamais et la peur et la perspective de faire revivre les faits et gestes qui accompagnaient la suprématie du parti unique.
Mais, nous nous sommes, selon toute vraisemblance, bien trompés. La quasi-allégeance faite par certains milieux (les milieux d’affaires et la presse notamment) au mouvement Ennahdha, depuis la proclamation des résultats de l’élection de la Constituante du 23 octobre 2011, nous fait penser que la révolution ne s’est pas encore produite dans les esprits.
Cette allégeance se déroule sous nos yeux alors même que rien n’a été encore joué. C’est ahurissant, on fait comme si on avait élu des députés. En effet, et même si tout le monde sait que le mouvement Ennahdha a obtenu la majorité des sièges dans la Constituante, celui-ci n’est pas majoritaire: il a obtenu –seulement- 91 sièges sur les 217 que compte cette Assemblée. Comme il n’est pas installé du moins encore au Palais de La Kasbah. Du reste, même si c’était le cas…
Théoriquement, les détenteurs des 126 autres sièges peuvent s’entendre sur le texte d’une constitution et un programme de gouvernement sans qu’Ennahdha ne puisse vraiment leur imposer sa loi.
Des coalitions contre-nature
L’expérience nous a montré que des coalitions contre-nature sont toujours à prévoir dans les démocraties. Cela s’est vu dans des pays comme l’Italie voisine où un gouvernement a rassemblé, dans les années quatre-vingts, des ministres d’un parti de gauche et d’un parti de droite: le Parti Socialiste Italien et la Démocratie Chrétienne.
Le gouvernement, que Hamadi Jebali, le secrétaire général d’Ennahdha, pourrait conduire, comporterait, outre le mouvement Ennahdha, le Congrès Pour la République (CPR) et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL ou Ettakatol), deux partis classés à gauche.
Qui peut dire avec certitude aujourd’hui que le CPR et Ettakatol siègeront dans un gouvernement à côté d’ Ennahdha? Les observateurs n’éloignent pas la possibilité d’ailleurs de voir se constituer un gouvernement d’Union nationale, voire d’intérêt national, qui s’élargirait donc à beaucoup de partis ou encore un gouvernement de technocrates qui gérerait une nouvelle période transitoire d’un an qui serait suivie par des élections législatives.
Il est étonnant, par ailleurs, de voir qu’alors même que le mouvement Ennahdha répète qu’il ne veut pas s’installer dans le fauteuil d’un part unique, on s’évertue, ici et là, à se comporter à son égard déjà comme un parti unique.
Pourquoi tous ceux qui se bousculent au portillon du mouvement Ennahdha n’iraient pas voir du côté du CPR et d’Ettakatol? Ces deux derniers ne sont-ils pas dans l’esprit de beaucoup des partis dont le concours est nécessaire pour qu’Ennahdha puisse un jour gouverner?
N’est-il pas étonnant de voir des responsables accourir de partout pour faire la cour à Ennahdha et obtenir même ses faveurs ou encore pour tâter du terrain, histoire de voir si ce mouvement ne nous fera pas mal ou jusqu’à quand pourra-t-il contrarier le modèle de société que nous avons dans la tête, alors que tout est logiquement flou et incertain?
«Pas d’inimitié envers l’Islam»
La presse n’est pas en manque. Les articles de certains confrères ainsi que certaines manchettes de journaux rappellent et restituent à non point douter les mœurs d’autrefois. Ennahdha a remplacé à la limite le RCD, le président déchu et son épouse à la Une de certains quotidiens.
Même le Premier ministre du gouvernement de transition s’est cru obligé d’installer son «successeur», non encore désigné, dans le fauteuil qu’il partageait, le 1er novembre 2011, avec l’ambassadeur d’Algérie, à l’occasion de la réception organisée au siège de l’ambassade de ce pays frère commémorant le 57ème anniversaire du déclenchement de la Révolution algérienne.
La photo prise à l’occasion n’a pas manqué d’être publiée dans les colonnes de certains de nos confrères. Un autre confrère n’a pas oublié de rappeler, dans un VTR (Vidéo Tape Record) ou un «élément», comme disent également les professionnels, du journal de 20 heures d’Al Wataniya 1, offrant une lecture des résultats du vote du 23 octobre 2011, que «Le peuple a choisi les partis (Ennahdha, le CPR et Ettakatol) qui ne nourrissent pas d’inimitié envers l’Islam».
Certains Tunisiens continuent-t-ils à penser, malgré la révolution, que le peuple a engagé, en termes de dominant et de dominé? Continuent-t-ils à vivre à l’heure de ce «néo-patriarcat», décrit dans le menu détail par le brillant universitaire palestino-américain Hisham Sharabi (il a enseigné à l’Université Georgetown), disparu en juillet 2005, dans un livre référence portant précisément le titre suivant: «Neopatriarchy, A Theory Of Discorted Change In Arab Society» (Oxford University Press, 1988).
Hisham Sharabi défend en effet la thèse selon laquelle le monde arabe vit encore la prédominance d’une «culture monologique» qui, tout en manipulant la raison, abhorre l’esprit critique. Le Père domine encore les débats politiques dans le monde arabe à tous les niveaux. L’Etat néo-patriarcal n’est de ce fait qu’une survivance modernisée du «sultanat patriarcal traditionnel». En d’autres termes, le chef suprême et unique tout le monde s’évertue encore à le créer.
Pourrait-on dire aussi à l’égard de quelques uns, et pour reprendre un proverbe bien connu: Chassez le naturel, il revient au galop?
Alors, certes, les journaux –et les journalistes- cherchent des sujets qui font lire. C’est naturel voire naturel. Certes, il ne se passe pas grand-chose dans les autres partis politiques. Certes, tous les regards sont donc rivés sur Ennahdha, vainqueur des élections pour la Constituante. Certes, souvent les peuples –notamment arabo-musulmans ont tendance à se trouver “un protecteur“… Cependant, les médias, compte tenu leur devoir, se doivent d’éviter à la Tunisie de connaître un paysage politique dominé par un parti politique, fût-il majoritaire. Parce que, qu’on le veuille ou pas, les médias sont le miroir et le guide des opinions. Nous avons donc une responsabilité historique envers tous les Tunisiens.