Depuis son retour en Tunisie, à la faveur du triomphe de la révolution de la liberté et de la dignité, cheik Rached Ghannouchi, président du mouvement islamiste Ennahdha, qui veut vite se faire aimer, n’a pas cessé de réitérer des principes et des professions de foi, liés à l’autonomie de la société civile, le respect des libertés individuelles et collectives, la permanence du mode de vie des Tunisiens, la primauté de la loi, le refus de l’ingérence de l’Etat dans la sphère privée des citoyens et l’engagement de son parti, s’il parvient au pouvoir, de s’abstenir de s’immiscer dans les affaires de l’espace public, de mobiliser les imams des mosquées, de noyauter l’administration, d’encaserner la jeunesse, d’exciter les passions, de pilonner les acquis modernistes du pays, de jeter les anathèmes et de brandir le religieux dans la compétition politique en cours.
Peut-on le croire? A-t-on le droit de lui intenter des procès d’intention? Quelle est la véritable stratégie des islamistes nahdhaouis, affamés après des années de jeûne politique? La dissimulation? Le grignotage? La technique du silence? Le franc jeu de l’alternance? L’observation poussive? L’art de rester caché derrière les événements et les capitaliser par la suite? Dans le jeu social du conflit et de la coopération! Afin d’avancer à pas de chat! De marcher, non avec une idée mais avec son temps! Et faire de la politique à côté de la politique!… In fine, un jeu réjouissant de chien et chat en perspective…
Eh oui!, comme en amour, les preuves seront toujours à faire. Car, Ennahdha, nous dit-on, après son raz de marée électoral du 23 octobre 2011, suivi d’une véritable levée de boucliers dans le camp démocrate, en Tunisie et au nord de la Méditerranée, veut contrôler sans dominer, influencer sans agresser, encadrer sans sévir, peser sur l’Etat depuis la société et non prendre le contrôle de l’Etat pour transformer la société…
Finalement, faire les choses l’une après l’autre, en laissant, chaque fois que c’est possible, plusieurs options ouvertes, et sans jamais s’engager, à chaque étape, plus loin que nécessaire. Il s’agit, pour les nahdhaouis, déclare un spécialiste des mouvements islamistes, de maintenir, sur le plan politique, toutes les casseroles sur feu, sans faire cramer la soupe. Afin de ne pas créer un casus belli. Dans un contexte social propice aux débordements, enclin à la colère et au défi.
Seulement, les violences liées à la projection du film Persépolis sur la chaîne de NessmaTv, les attroupements devant le cinéma Africa et les derniers incidents survenus au Campus Universitaire de La Manouba, ont laissé un goût de cendres chez de larges pans de l’intelligentsia tunisienne, sonnée, face aux réactions, désormais rôdées de la direction d’Ennahdha, qui, à tout bien considérer, ne lit plus, à certaines occasions, en blanc ou en noir, mais suivant les nuances du gris. Des malices cousues de fil blanc. A chaque intrusion de la morale, des sermonneurs et des dévots qui se font de plus en plus persuasifs (sic), ces derniers temps, notent des observateurs de la scène sociale locale.
En fait, après des décennies d’infantilisation politique, les Tunisiens, qui viennent à peine de sortir leur pays de son sac de cendres, vont devoir apprendre, nolens volens, à roquer comme aux échecs, à aller vers leurs risques, à observer, à l’avenir, vis-à-vis des gouvernants, une prudence de sioux, à ajouter les regards aux regards, à surveiller ceux qui surveillent, à renarder parmi les renards, à se mouvoir dans une terra incognita, à avancer cahin-caha, à coups de compromis, tout au long de la Constituante et à assumer une bagarre rude, longue, lente et précautionneuse, liée à la sanctuarisation des libertés et à la relativisation des pouvoirs en place. Quels que soient leurs oripeaux. Puisque le moment de la fondation, disait André Malraux, est le moment machiavélien par excellence.