La solidarité muette que les syndicalistes ont manifesté à l’endroit du secrétaire général de la centrale syndicale, l’Union générale du travail de Tunisie (UGTT), Abdessalem Jrad, qui a été interdit, d’abord, de voyager avant que la même justice n’annule sa décision le lendemain, ne manque pas d’enjeux pour l’avenir du pays et celui des forces politiques en place.
Le message est des plus clair: l’UGTT est, comme le disait son porte-parole Abid Briki, «une grande machine» indéboulonnable qui peut renverser les rapports de force quand elle le veut et surtout chaque fois qu’elle se sent menacée. Comme l’Histoire de la Tunisie contemporaine l’a d’ailleurs toujours prouvé: aucun parti et aucun gouvernement n’ont pu, ne peuvent et ne pourront ni déstabiliser, ni déstructurer, ni oser affronter l’UGTT, le plus ancien syndicat d’Afrique.
Les deux présidents qui ont gouverné le pays l’ont bien compris. Ils ont toujours cherché à amadouer la centrale syndicale et à l’avoir de leurs côtés.
Bourguiba, en dépit de sa légitimité militante, a choisi sa fin politique en réprimant la grève générale de 1978 et la révolte du pain en 1984, avant son «limogeage» en 1987. Le résultat de cette répression, tous les Tunisiens le connaissent. En 1985, le pays était au bord de la banqueroute. C’est le spectre d’en connaître un autre qui fait trembler, de nos jours, les patrons et la classe politique.
Ben Ali, qui avait mené la répression des syndicalistes, en a tiré les enseignements. Il s’était employé, dès son accès à la magistrature suprême, à neutraliser, en priorité, l’UGTT. Sa méthode était différente de Bourguiba. En bon élève de roi Hassan II, souverain du Maroc où il a été diplomate, il a œuvré à corrompre les deux secrétaires généraux (Ismail Sahbani et Abdessalem Jrad) et les bureaux exécutifs qui se sont succédé à la tête de la Centrale durant son règne (23 ans).
D’ailleurs, qui ne savait pas du temps de Ben Ali qu’Abdessalem Jrad se rendait, une fois par semaine, au palais de Carthage muni d’un dossier de requêtes de tous genres. Même des universitaires bien connus se sont servis de ses entrées à la présidence pour demander justice et réclamer leurs droits à la promotion et autres…
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les largesses et les éminents services que le président déchu rendait aux secrétaires généraux de l’UGTT, aux membres du bureau exécutif, aux autres cadres syndicaux et à leurs progénitures. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le haut standing de vie des membres du bureau exécutif et cadres de l’UGTT.
En contrepartie, les récipiendaires des services du président-parrain, les cadres de la Centrale devaient vendre leur conscience syndicale et approuver la politique ultralibérale recommandée par les temples de l’économie de marché: le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, la Commission européenne, la BAD…
Les conséquences de cette politique ultralibérale étaient perceptibles à travers l’institution de la flexibilité de l’emploi (révision dramatique du code du travail, institution de la sous-traitance, privatisation des entreprises publiques, approbation des licenciements abusifs…).
Pis, sur le plan politique, l’UGTT devait donner l’exemple. Sur instructions de Ben Ali, Abdessalem Jrad et son équipe avaient programmé, pour le mois de février 2011, une réunion décisive du conseil national de la centrale pour abroger l’article 10 de son règlement intérieur. Cet article adopté au congrès de l’Union de Djerba en 2002, limite le nombre des mandats successifs des membres du Bureau exécutif à deux seulement.
L’objectif de Ben Ali était de s’inspirer de cette abrogation pour justifier son projet de briguer, en 2014, un nouveau mandat.
C’est pour dire au final que les faits et actes de corruption publiés par le rapport de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation et dans lesquels Abdessalem Jrad était lourdement impliqué, même s’ils sont justes, ne sont en fait, au regard de l’Histoire, qu’un pétard mouillé d’autant plus que le prochain congrès de l’UGTT va, d’une façon ou d’une autre, sonner le glas à tous les syndicalistes corrompus et à leur tête pas moins de 8 membres du bureau exécutif actuel.
La maladresse de ce rapport est d’avoir provoqué des bêtes blessées (membres du Bureau exécutifs de l’UGTT) qui détiennent, en cette période d’anarchie politique criarde, encore des armes légales.
Ce rapport a péché également par sa dimension «discriminatoire notoire» dans la mesure où il a ciblé individuellement M. Jrad et épargné d’autres responsables de partis et d’organisations nationales, ministres, secrétaires d’Etat, directeurs de journaux, gouverneurs… aussi concernés par les «largesses» du président déchu.
Les dossiers de ces derniers, qui n’étaient pas cités par le rapport de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation, ont été remis à la justice, ce qui aurait dû être le cas aussi pour M. Jrad.
Globalement: il faut dire que cette commission, tout comme les deux autres institutions de la révolution, la Commission de protection des objectifs de la révolution et celle de l’investigation sur les dépassements et les violations au cours de la révolution, ont été un ratage total et ont fait perdre à la révolution beaucoup de temps, au grand bonheur des contrerévolutionnaires.
Au-delà de tous ces éléments, une certitude: forte des acquis de la révolution, la centrale syndicale, qui a été constamment un des piliers de la République, sortira de ce congrès plus que jamais grandie. Le souhait est qu’elle cesse d’être un jouet aux mains des politiques et des Judas de fausse démocratie comme cela a été le cas avec le dictateur régionaliste Bourguiba et le mafieux kleptocrate Ben Ali.
Le moment est désormais propice pour que l’UGTT puisse aller, dans le cadre de la légalité et de l’Etat de droit, jusqu’au bout de sa puissance en tant que contrepouvoir républicain au service d’une classe moyenne syndiquée, celle-là même qui constitue, de nos jours, l’ossature de la population tunisienne et un gage salutaire pour la stabilité et la pérennité du pays.