Radhi Meddeb, président de l’association Action et Développement solidaire (ADS), compte annoncer, le 24 novembre, un programme de développement économique qu’il estime «complet, réaliste et faisable».
Comment Radhi Meddeb apprécie la situation actuelle du pays et quels sont, selon lui, les grands chantiers auxquels doivent s’attaquer les prochains décideurs qui pourraient éventuellement s’inspire de son programme? Il répond à toutes ces questions et à bien d’autres dans l’entretien ci-dessous.
WMC : Quelles seraient, d’après vous, les priorités du prochain gouvernement?
Radhi Meddeb: Pour moi, les priorités sont les mêmes depuis le 14 janvier et tous les gouvernements qui se sont succédé auraient dû s’y attaquer. Ce sont celles-là mêmes à cause desquelles les jeunes tunisiens ont fait la révolution: l’emploi, le déséquilibre régional et l’amélioration des conditions de vie. Soit les axes de toutes les actions du gouvernement qui viendrait à prendre les rênes du pouvoir.
Ils doivent être traités à la fois dans les courts et longs termes. Le court terme doit apporter des solutions à certains problèmes urgents et soulager le quotidien de certaines régions, leur donner des raisons d’espérer et d’attendre parce que l’essentiel se fera dans le moyen et long terme.
L’essentiel devrait forcément passer par des réformes profondes que le régime de Ben Ali a toujours occultées ou fait semblant de les entreprendre pour soigner son image à l’international et donner l’illusion qu’il était le bon élève de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Alors qu’il n’en était rien dans la réalité.
Comment est-ce que les réformes devraient se traduire sur le terrain, car nous restons toujours dans le théorique?
Nous avons, à ADS, travaillé sur ces questions. Depuis 6 mois, nous avons mis en place un véritable programme de gouvernement que nous médiatiserons le 24 novembre à la Cité des Sciences. Le programme sera décliné dans toutes ses dimensions, comprenant les réformes majeures dont 50 mesures qui nous paraissent réalisables maintenant. Elles sont ambitieuses, réalistes, faisables et immédiates, et nous pourrions les mettre en œuvre assez rapidement pour soulager le quotidien des populations.
Elles concernent aussi bien l’emploi, l’équilibre régional, que la gouvernance, thème majeur aujourd’hui en Tunisie. Elles toucheront également l’économie, la culture, l’éducation, le sport et la diplomatie.
Citez-nous une des mesures réalistes que vous proposez dans votre programme.
La révolution a été faite par qui? Par des jeunes éduqués, armés de leur valeur, éducation et maîtrise des outils de la modernité que sont Internet et les réseaux sociaux. Comment les en remercier? C’est en faisant en sorte qu’Internet rapide soit offerte à 50% de son coût à tous les jeunes de moins de 35 ans et systématiquement dans les régions de l’intérieur du pays. Celles enclavées qui n’ont pas eu leur chance dans le développement et la croissance jusqu’à aujourd’hui.
Dans notre programme, les infrastructures en matière de technologie de l’information et de la communication, au lieu d’être des outils de contrôle et d’oppression, devraient être transformées et modernisées dans le sens de toucher le maximum de personnes aux coûts les plus réduits. Pour nous, il est possible de passer de l’Internet protocole version 4 en usage maintenant à l’Internet protocole version 6 qui permettra de démultiplier des connections beaucoup plus rapides et à moindre coût sur tout le territoire national. C’est un passeport vers la modernité.
Il y a également les infrastructures de transport, qui devraient être améliorées pour désenclaver les régions de l’intérieur…
La Logistique du transport ne doit pas tourner uniquement autour des autoroutes entre Tunis, Gafsa et Kasserine. Cela pourrait même être dangereux, les expériences internationales montrent que lorsque nous mettons des logistiques de transport entre les régions pauvres et riches, l’effet immédiat est de vider les premières au profit des deuxièmes. Il faudrait, par conséquent, concevoir des infrastructures de transport dans un cadre global et cohérent, ce qui implique qu’elles doivent interconnecter la Tunisie avec les pays voisins comme l’Algérie et la Libye.
La Tunisie est un petit pays de 10 millions d’habitants, c’est la taille d’une ville de taille moyenne à l’échelle internationale. Par conséquent, la viabilité de la Tunisie passe par son insertion dans des espaces économiques beaucoup plus larges. Le premier des espaces, mais pas le seul car il est loin de suffire, est l’espace maghrébin.
Il faut, d’autre part, que tous les projets d’infrastructures routières relèvent d’une politique de l’aménagement du territoire qui soit coordonnée au plus haut niveau de l’Etat et qui s’impose à tous les secteurs économiques et techniques du gouvernement. L’autoroute ne sera pas ainsi le seul instrument de désenclavement, mais fera partie d’une politique globale qui permettra d’inclure les régions dans le développement et la croissance.
Vous avez votre programme, il y a également le Plan Jasmin proposé par le gouvernement. Sur quels points vous accordez-vous et quel sont les axes que vous désapprouvez?
Le “Plan Jasmin“ est une bonne initiative prise par le gouvernement sortant. J’aurais souhaité qu’il ait été réalisé dans une plus grande concertation avec les populations et toutes les parties prenantes du développement en Tunisie. Cela n’a pas été le cas. Il a été concocté en chambre et offert au public. Ce plan reprend des thèmes que nous retrouvons dans tous les anciens plans de Ben Ali mais qui n’ont jamais été concrétisés. On ne nous dit pas ce qui a été changé.
Forcément, il a été conçu par les mêmes personnes qui préparaient les anciens plans de développement. C’est dans la philosophie, dans l’approche et dans les modalités qu’il faut provoquer une rupture qui n’a pas eu lieu. C’est un bon élément que le dernier gouvernement mettra à la table du prochain comme du grain à moudre pour pouvoir se faire une opinion et décliner sa politique en matière économique et sociale.
Pourquoi pensez-vous que certains partis politiques refusent totalement ce plan, tel le CPR?
Le CPR a ses raisons de refuser ce plan, car il a l’impression que ce plan intègre une dimension endettement importante. Le Plan Jasmin ne pourra pas s’imposer de toutes les manières aux nouveaux dirigeants, c’est au prochain gouvernement de proposer un plan aux populations et faire en sorte qu’elles l’acceptent et l’assument. Il faut qu’il intègre une part de rêve qui nous éclaire sur le chemin que nous comptons suivre et qui nous rassure quant à notre choix. Je ne suis pas sûr que nous sommes aujourd’hui dans cette logique.
Par rapport à l’endettement, et il s’agit-là de 125 milliards de dollars sur 5 ans. La plus grande part de ce montant provient de l’épargne nationale… Il faut bien qu’il y ait des lignes de financement pour les gros chantiers publics pour la relance de l’économie…
Je pense que c’est un mauvais procès que l’on fait à cette histoire d’endettement. Il y a eu beaucoup de confusion à propos des 125 milliards de dollars. L’ancien Premier ministre a entretenu la confusion là-dessus parce qu’il a parlé de 125 milliards de dollars d’investissement, or il ne s’agit pas de cela.
Il faut rappeler certaines constantes fortes. L’endettement hérité du 14 janvier n’est pas un endettement excessif. Il est en dessous de 40% du PIB, il laisse de la marge à la Tunisie pour s’endetter encore. La question la plus importante est: “s’endetter pourquoi faire?“.
Si nous nous endettons parce qu’aujourd’hui les recettes de l’Etat ne rentrent pas, que la production est insuffisante, que l’exportation régresse et que l’Etat s’endette pour payer les salaires ou les exportations, c’est mauvais. Par contre, si nous nous endettons pour investir, créer des emplois et de la valeur ajoutée, à ce moment-là, le produit de ces investissements permettra de rembourser l’endettement.
Toute la question est de savoir, on s’endette pourquoi faire? Pour les derniers mois, nous ne nous sommes pas toujours endettés pour investir. Nous l’avons effectué pour faire face à une situation difficile. Nous n’avions pas beaucoup d’autres choix, l’endettement a résulté d’une situation économique, sociale et sécuritaire délicate qui ne nous a pas laissés d’autre alternative. Il aurait fallu que cet endettement, qui était inéluctable, soit au moins accompagné de certaines restrictions d’importations non nécessaires et que le peuple aurait acceptées.
Comme…
Comme les voitures, nous avons continué à donner les mêmes quotas pour l’importation de voitures alors que le pays ne produisait pas… Le peuple aurait compris que l’on restreigne l’importation de certains produits parce que nous sommes dans une situation exceptionnelle et qu’à situation exceptionnelle, il faut des mesures exceptionnelles.
Qu’en est-il du secteur privé? Nous regardons autour de nous et nous voyons des investisseurs domestiques sur le qui vive. Ils n’osent pas investir, ils sont dans l’attentisme le plus total alors que leur rôle est capital dans la relance économique…
Le rôle du secteur privé est essentiel et il va l’être encore plus dans les prochains mois… Mais le secteur privé n’investit pas par conviction politique ou patriotique. Il investit quand il estime qu’il a des chances de gagner de l’argent lorsqu’il procède à un investissement. Donc, il a besoin d’un environnement propice à l’investissement, d’une situation stable à la fois sur le plan politique et sécuritaire qui lui permette de prendre les décisions d’investir en toute sécurité. Parce qu’investir, c’est entreprendre et entreprendre, c’est prendre un risque sur l’avenir. Le secteur privé a besoin de visibilité et de prédictibilité sur l’avenir. Sur les derniers mois, on ne peut pas dire que cela a été le cas.
La situation sécuritaire a été très difficile avec une guerre qui a duré en Libye. N’oublions pas que la Tunisie a accueilli près d’un million de Libyens tout au long de la guerre civile. Peu de pays dans le monde auraient résisté à toute cette pression alors que le pouvoir politique n’était pas stabilisé, que l’armée n’était pas préparée et ne dispose même pas de grands moyens. Notre appareil sécuritaire a été bousculé par la révolution. Tout œuvrait pour la déstabilisation du pays, et heureusement qu’il n’en a rien été.
Le contexte tunisien et le climat d’affaire étaient par conséquent peu propices, sans oublier les grèves et les sit-in souvent justifiés par un héritage de mauvaise gouvernance de l’ancien régime mais pas toujours.
Il y a eu des excès également, parce que les grèves ont été instrumentalisées par certains partenaires sociaux. Des régions entières ont été bloquées dans leurs activités. Lorsque nous regardons la région de Gafsa, tout le secteur des phosphates et dérivés a été en situation de blocage quasi-permanent.
Sur les 8 derniers mois, nous avons eu un manque à gagner de plusieurs centaines de millions de dollars qui ne sont pas rentrés et qui auraient permis de donner au gouvernement et au secteur privé de meilleures conditions de soulager le quotidien des populations, d’investir et de créer de l’emploi.
On ne peut pas demander au secteur privé d’assurer un rôle qui n’est pas le sien. On ne peut pas exiger qu’il assume un rôle dans la dynamisation de l’économie à condition qu’on lui assure les conditions de stabilité politique, de sécurité des personnes et de plus de visibilité.
Est-il temps de mettre fin aux feuilletons anticorruption et laisser les tribunaux jouer leur rôle?
Le problème est que les tribunaux n’ont pas joué leur rôle jusqu’à présent, la médiatisation n’a pas apporté ses fruits. Il ne faut pas s’attendre que, du jour au lendemain, l’on fasse table rase des pratiques de personnes qui travaillaient en étroite collaboration avec Ben Ali, qui faisaient du zèle et gagnaient beaucoup d’argent grâce à leur proximité avec le clan. Nous ne voulons pas qu’ils reprennent les mêmes pratiques et fassent de même avec le nouveau régime. Ceci, bien entendu, sans tomber dans la chasse aux sorcières.
La rupture avec le passé doit se faire, les hommes de l’ancien régime et les manigances du système Ben Ali doivent disparaître. On s’est limité au premier cercle de l’ancien régime, où sont le deuxième et le troisième cercle? Tous ceux qui ont bénéficié de largesses, il ne s’agit pas de centaines de personnes mais au moins des symboles.
Il s’agit de décrypter les modalités de leurs bénéfices et de leur dire, “ce que vous avez gagné de manière illégale et illégitime, vous devez le rembourser à l’Etat pour qu’il permette de relancer la dynamique économique“. Il faut leur donner au plus vite les modalités pratiques pour qu’il y ait un retour aux affaires et que le pays retrouve sa sérénité.
Le pays a besoin de toutes ses forces, mais pour qu’il y ait réconciliation, il faut que le pays passe par une justice transitionnelle, ensuite une justice transactionnelle afin de se remettre au plus vite au travail.
La réconciliation doit se faire et le plus tôt on le fait, mieux ce sera.