Les organisations internationales ont longtemps présenté le modèle économique tunisien comme un exemple de réussite en raison notamment d’un taux de croissance annuel moyen de 5% durant les deux dernières décennies. En dépit de cela, le pays a besoin d’un nouveau modèle de développement.
Mon intervention a pour but de répondre à trois questions. Premièrement, pourquoi faut-il un nouveau modèle de développement; et en second lieu, pourquoi cela est urgent; et enfin, je poserai une question relative au type de ce modèle. Pour cela, je donnerai seulement quelques pistes.
“Pourquoi la rupture est nécessaire?
Beaucoup ont parlé de miracle, mais je parlerai de bons résultats économiques: de taux de croissance relativement élevé et d’un accroissement du revenu moyen qui ont fait en grande partie la légitimité du régime de Ben Ali. Les organisations internationales, qui avaient retenu cela, présentaient le modèle tunisien comme un modèle de réussite à suivre. Pourquoi alors un nouveau modèle?
Quatre raisons justifient la nécessité de passer à un autre modèle de développement: la croissance est relativement faible par rapport aux besoins sociaux et par rapport à d’autres pays; l’économie demeure fragile; les déséquilibres régionaux sont préoccupants, et l’emploi, particulièrement des jeunes diplômés, est inquiétant. Je traiterai, particulièrement, cette dernière question dans la mesure où le chômage est l’un des plus grands défis pour la Tunisie d’aujourd’hui et de demain.
Au passage, je soulève la question des données macro-économiques sur lesquelles le régime a fondé sa légitimité et qui cachaient une bonne partie de la réalité tunisienne. Si l’on regarde les documents officiels et les discours des anciens responsables de l’économie, nous observons principalement des données sur les taux de croissance, d’endettement, de maîtrise budgétaire et de maîtrise de l‘inflation. Le reste a été dissimulé car l’information aurait révélé la face cachée de la réalité: la pauvreté et les déséquilibres régionaux. Et d’ailleurs, cela convient parfaitement aux instances internationales parce qu’elles ne s’occupaient et ne s’intéressaient qu’à ces aspects-là. Les deux intérêts convergeaient donc. Pour plus de transparence et pour une meilleure diffusion de l’information, une indépendance de l’Institut national des statistiques est une priorité.
Revenons à la question de l’emploi. D’environ 500 mille en 2010, dont 157 mille diplômés du supérieur, le nombre de chômeurs est passé en 2011 à 700 mille dont 220 mille diplômés. Les demandes additionnelles d’emploi resteront pressantes durant la période 2012-2016 autour de 80 mille par an. Les sortants de l’enseignement supérieur, qui sont passés de 4 mille diplômés en 1987 à 21 mille en 1999-2000, seront au nombre de 76 mille diplômés en moyenne par an et constituent le plus grand défi des années à venir.
Face à cette demande d’emploi, l’économie, avec une croissance au taux annuel moyen de 5%, n’a pas généré suffisamment d’emplois. En moyenne annuelle, l’économie tunisienne a créé 70 mille durant les années 2000 dont 25 mille pour les diplômés du supérieur. L’Administration tunisienne a créé, en moyenne, 9 à 12 mille postes d’emploi sur la période 1987-2010, soit environ 17% de l’ensemble des créations d’emploi.
Ainsi, il devient clair que le modèle de croissance suivi, durant ces 23 années, ne peut pas résoudre le chômage, même sur le long terme. Mais, de plus, l’emploi créé est principalement à faible qualification. En effet, le tissu économique de la Tunisie est composé de petites et moyennes entreprises (PME). Ces PME, contrairement aux expériences internationales, utilisent un stock de capital à faibles niveaux technologiques et ont des procédés de production qui ne dépendent pas de l’innovation technologique.
Adoptant une logique de minimisation des coûts, ces PME ont tendance à embaucher un plus grand nombre d’ouvriers à faible qualification en vue de réaliser un niveau donné de production. Comparativement à d’autres expériences internationales, le secteur privé a produit de la croissance et de l’emploi, mais avec une logique et une stratégie de compression des coûts et de dépréciation du dinar. Sur cette base, la Tunisie a, pratiquement, perdu ses avantages comparatifs et devra trouver de nouveaux arguments de compétitivité pour maintenir et améliorer sa part de marché.
Devant ces résultats, il faut rompre avec les réflexions et les schémas de développement passés qui ont engendré le chômage, la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion.
La révolution présente une nouvelle situation. Elle exige de nouvelles réflexions.
La rupture est urgente
En matière d’emploi, les propositions avancées ces derniers jours -révision du mode de calcul des charges sociales, mise en place d’une politique adéquate d’incitations aux investissements, baisse des charges sociales, flexibilité du marché de l’emploi, politiques actives d’emploi- ont été utilisées dans le passé et n’ont pas donné les effets escomptés.
Nous avons une économie fragile et les réformes proposées s’inscrivent dans le cadre du modèle de développement suivi, qui ne peut ni absorber la main-d’œuvre qualifiée ni contribuer au développement régional. La révolution nous offre une occasion unique pour restructurer profondément notre économie. Le pays a déjà perdu neuf mois. Nos futurs dirigeants, qui doivent être des visionnaires, n’ont pas le droit de nous faire perdre encore une autre année. Le qualificatif de “Gouvernement provisoire” a bloqué toute action dans ce sens. Des voies risqueraient de donner ce même qualificatif au futur Gouvernement. Les expériences de transition en Amérique latine, en Europe du sud (Grèce, Portugal et Espagne) et en Europe centrale et à l’Est (Hongrie, Portugal et Roumanie) nous ont appris que les prises de décisions dans les premiers temps des ruptures politiques sont décisives et marquent de leur empreinte les trajectoires historiques ultérieures des sociétés.
Ainsi, le futur Gouvernement a le devoir et la responsabilité de lancer les grands chantiers et mettre en œuvre des réformes structurelles profondes. Notre pays a besoin de restructurer profondément et rapidement son système productif afin de créer davantage de richesses et d’emplois en réussissant une autre intégration dans le système économique mondial, basée sur des avantages construits où la composante technologique est importante. Certes la mondialisation crée, pour notre économie, des situations difficiles. Mais en même temps, peut lui offrir une opportunité de croissance et créer des emplois pour une population qualifiée.
Des marchés potentiels existent à la condition de relever le défi de gains permanents de compétitivité.
Que proposer?
Sur le plan économique, la tâche du futur Gouvernement est délicate. L’urgence est de faire redémarrer une machine économique en panne; de répondre à des besoins sociaux urgents mais aussi de mettre en place un programme ambitieux qui assure au peuple tunisien de demain, à la fois, la prospérité et la solidarité. Le futur Gouvernement, qui durera théoriquement une année, doit adopter des réformes structurelles profondes. Autrement, il risque d’être bloqué à l’instar de celui de Béji Caïd Essebsi qui n’a cessé de nous rappeler, à maintes occasions, que son objectif est de “créer un impact immédiat sans toutefois hypothéquer l’avenir”.
Cette position n’est pas défendable. Dans le domaine économique, un Gouvernement Provisoire (GP) n’a pas de sens. L’expérience internationale indique que les gouvernements prennent des décisions économiques, même à la veille de leur départ. Tout gouvernement doit élaborer des programmes comme si il allait durer. Les journées chômées, les entreprises sinistrées, l’arrêt de travail, la redistribution sans création de richesse… ont un coût élevé à payer par le peuple tunisien. Relancer l’économie et mettre en place les changements institutionnels nécessaires seront décisifs.
D’ailleurs, l’agence de notation américaine S&P a annoncé le mardi 1er novembre qu’elle se concentre sur la manière dont le nouveau gouvernement va encourager la reprise économique par des mesures de moyen terme et des réformes structurelles. Il est donc du devoir de nos responsables de prendre, dès aujourd’hui, les décisions pertinentes et structurelles qui engageront une transformation de la société tunisienne dans la bonne direction et de rompre avec les anciens modèles économiques et sociaux qui ont engendré le chômage, la pauvreté et la précarité. La révolution a créé une situation nouvelle qui exige de nouvelles réflexions pour y faire face.
La relance de l’économie est une urgence
La situation économique en 2012 sera difficile. Les raisons sont multiples: la reprise de l’investissement, en raison du manque de visibilité, ne serait pas au rendez-vous; les attentes, en priorité l’emploi, sont multiples et les moyens sont faibles; l’impatience des citoyens; l’environnement international, caractérisé par la crise de l’endettement, est difficile.
Le futur gouvernement doit faire face à quatre priorités: la sécurité et la stabilité; la relance de l’économie; l’emploi et la lutte contre l’exclusion et la marginalisation. Cela implique la confiance entre les dirigeants et les citoyens; le sacrifice et des programmes clairs et opérationnels de relance.
Premièrement, créer un climat de confiance avec les citoyens implique une culture de la vérité et de la sincérité. Quand on demande aux citoyens des sacrifices, il faut que les dirigeants et l’Administration donnent l’exemple. Des responsables dont le comportement est discutable ne peuvent être crédibles. Les citoyens ont besoin de dirigeants “modèle“ capables de démontrer leur sincérité, leur amour pour la nation et leurs capacités à aller au bout de leurs objectifs. Les principes fondateurs de l’autorité sont primordiaux pour diriger le pays.
En second lieu, le futur Gouvernement a l’obligation de fournir des réponses claires et précises à des questions que les Tunisiens se posent quotidiennement: Comment créer l’emploi pour des centaines de milliers de jeunes? Comment développer les régions déshéritées?…. Que faire, dans le domaine économique, face à la situation actuelle caractérisée fondamentalement par l’incertitude? Comment relancer l’économie? Comment créer davantage de richesses? Comment venir en aide aux pauvres? … C’est de la clarté des réponses à ces questions et des précisions pratiques et réalisables que la Tunisie nouvelle a besoin, non pas de vœux pieux.
L’Etat a la responsabilité d’assurer la paix sociale. Sans justice sociale qui réduit les inégalités et protège les pauvres et les défavorisés, la création de richesses n’est pas assurée. Dans ce sens, l’Etat doit prendre en charge les démunis et lutter contre l’exclusion et les inégalités sociales.
Le budget de l’Etat est un instrument pour la réalisation de ces objectifs. Pour cela, un réexamen minutieux de la loi des finances 2012 est une priorité. La question posée est de trouver le financement du déficit budgétaire qui en découlera. Une piste à creuser est de réduire les dépenses de l’Administration. Une seconde piste à étudier est de revoir les dépenses publiques telles que les subventions aux entreprises ainsi que la fourniture de biens ou service gratuitement ou sous condition de revenu.
Cependant, il faut souligner, avec force, que sans croissance, l’on assiste à une hausse du chômage, un développement de la pauvreté ainsi qu’à une détérioration des services publics tels que la santé, l’éducation et les infrastructures de base.
Plusieurs mesures décidées par le gouvernement sortant sont vaines, et pourraient même se révéler nocives. Les dépenses d’assistance telles que celles relatives au projet AMEL aggravent l’endettement public sans créer de richesse. Dans ce sens, elles seront payées par les générations futures. Pire, ces décisions contribuent à développer une culture d’assistance alors que la Tunisie actuelle a besoin davantage de sacrifices et d’efforts pour créer plus de croissance et non la détruire.
Développer la culture de bonne gouvernance
Plusieurs économistes soutiennent que dans la mesure où la corruption a induit un déficit d’investissement et un secteur privé peu dynamique et innovant, la bonne gouvernance génèrera plus de croissance au taux de 6 à 7% et, par conséquent plus d’emplois. Nous disons que cette proposition est nécessaire mais non suffisante. Suivant le même sentier de croissance et avec 7%, l’économie créera environ 110 mille emplois par an. Il faudra environ 25 ans pour résorber les 700 mille chômeurs.
De plus, il n’est pas question de créer seulement des emplois mais de créer surtout des emplois qualifiés. Le modèle de développement suivi, même avec la bonne gouvernance, ne peut pas résoudre ce problème. La stabilité politique et la démocratie en Tunisie ne peuvent être assurées que si le pays crée environ 140 mille emplois par an dans la décennie à venir dont environ 80 à 90 mille emplois pour les diplômés et si le modèle économique est vu comme juste et profitant à tous.
Une Tunisie prospère et solidaire
Les deux grandes composantes d’un développement durable sont l’efficacité économique et l’équité sociale. Pour que la Tunisie soit prospère et solidaire, il faut construire un pays compétitif, attractif et solidaire où la technologie, l’innovation et la créativité assureront un nouveau dynamisme. Pour s’y positionner, il faut avant tout une vision stratégique et prospective, claire et ambitieuse du futur de la Tunisie sur le long terme. Il faut, aussi, définir un nouveau partenariat public- privé.
“Voir large et voir loin”
La Tunisie a besoin d’un leadership politique “visionnaire” et d’une administration efficace pour organiser l’économie et motiver le peuple. Elle a besoin d’une vision consensuelle sur l’objectif du développement qui indique un idéal à atteindre à long terme (25 à 30 ans), qui donne une visibilité claire du futur souhaité et possible de ses enfants. Cette vision exprime d’abord et avant tout les désirs et les attentes partagés des Tunisiens à l’égard du développement futur à long terme du pays.
Avec un tel horizon, le pays doit à la fois anticiper en élaborant des scénarios exploratoires et agir en formulant des stratégies et des programmes pour un futur pressenti et voulu, par opposition à un futur incertain qui serait laissé au gré des événements ou à un futur composé de la simple extrapolation du présent. C’est la première étape dans l’expression du changement souhaité en donnant une direction au développement économique et social.
Une vision stratégique claire et partagée est le point de départ pour donner un sens et une cohérence aux décisions. Elle oriente le développement à long terme du pays tout en conservant une marge de flexibilité et des possibilités de réagir aux opportunités. Tous les partis politiques sont appelés à se réunir pour concevoir cette vision afin de servir comme la référence pour tous les programmes à moyen terme des gouvernements à venir. La réalisation de ce projet exige la clarté de la vision et la volonté politique pour le réaliser. Chacun des gouvernements à venir doit s’engager à nous rapprocher le plus du but final.
L’expérience de la Corée, de Taïwan et de Singapour indique que cette vision n’est pas le résultat d’un exercice de prédiction du futur du pays, mais le fruit de la perspicacité de ses dirigeants et renvoie essentiellement à une idée centrale et réaliste vers laquelle ces dirigeants veulent conduire leur pays.
La vision stratégique doit précéder les programmes économiques des partis politiques, qui en découlent et qui constituent le moyen de la réaliser. Cette expérience indique aussi que la réussite de ces pays est le fruit du génie, du savoir-faire et de la réactivité de son capital humain et de ses investisseurs et des choix judicieux de l’Etat en matière de création des structures et des institutions favorables au développement.
En 25-30 ans (Tunisie 2040), notre pays peut accéder au stade de pays développés. Ce rêve est possible. Certains pays, comme la Malaisie ou Singapour l’ont réalisé. La Tunisie, par l’intelligence de son peuple, principalement sa jeunesse éduquée et ambitieuse, peut le faire. Il faut y croire. Il faut aussi une volonté politique ferme pour accompagner ce rêve. Pour cela, il faut mettre en place une vision stratégique ambitieuse; des institutions et des réformes structurelles adéquates qui permettent d’accroître substantiellement le revenu par habitant; de maîtriser le chômage; de réduire les inégalités, la pauvreté et la marginalisation, grâce à une croissance soutenue à forte valeur ajoutée, résultat d’une hausse substantielle et de la dynamisation de l’investissement privé national; l’accroissement de l’investissement direct étranger (IDE) avec des transferts de capitaux, de technologies, de connaissances et de savoir-faire permettent l’acquisition d’avantages construits à forte dose technologique et l’amélioration de la productivité.
Un partenariat public-privé
L’autre aspect des plus importants de cette vision tient à la redéfinition d’un partenariat public-privé pour que la Tunisie soit à la fois prospère et solidaire. Ce partenariat est un facteur déterminant de réussite.
La prospérité implique une croissance plus élevée que celle réalisée pendant les années passées; à forte valeur ajoutée et créatrice d’emplois qualifiés et durables. Cela repose, en grande partie, sur un secteur privé dynamique et innovant, capable de relancer les défis de création d’entreprises, de richesses et d’emplois. Face à la concurrence internationale sur de nombreux produits, même sur les produits basiques, l’entreprise tunisienne a peu de chance d’être compétitive et devra trouver de nouveaux arguments de compétitivité pour maintenir sa part de marché.
L’expérience internationale indique que la mondialisation exige le développement accéléré de nouvelles stratégies de valeur ajoutée et une orientation résolument claire vers le produit fini et les marques. Cela exige de gros investissements dans la formation, la recherche et l’innovation.
Seul le secteur privé ne peut jouer son rôle. L’Etat doit avoir un rôle stratégique et redéfinir sa politique de subventions. Il doit accompagner le privé dans sa démarche pour définir les secteurs stratégiques présents et futurs. Dans ce sens, il faut subventionner massivement l’innovation et la diffusion de technologies. Il est urgent de mettre en œuvre une politique industrielle où l’Etat mise sur des secteurs d’avenir. Il a, par ailleurs, la responsabilité d’instaurer un climat des affaires assurant le fonctionnement des affaires sans entraves afin d’encourager l’investissement; augmenter la productivité du travail; créer des emplois durables et hausser les salaires. Tous les obstacles à la liberté d’entreprendre pour tous les citoyens doivent être éliminés. Les pays qui ont engagé des réformes en vue d’améliorer le climat de l’investissement tels que la Chine, Singapour, la Malaisie ou l’Inde ont enregistré un accroissement substantiel du taux d’investissement privé.
Pour cela, l’Etat doit instaurer un système de lutte contre la corruption et restructurer profondément les secteurs de la justice ; de la finance; de l’enseignement, la formation et l’innovation … Son rôle est fondamental pour développer l’économie du savoir et le capital humain. La santé est un autre aspect essentiel du capital humain. Des individus en mauvaise santé ne peuvent pas être productifs ou inventifs. L’hôpital et l’école doivent être conçus comme faisant partie d’un dispositif d’ensemble destiné à maximiser le potentiel de croissance du pays tout entier. Il importe aussi de remettre à plat la fiscalité. Le système fiscal tunisien est d’une complexité et d’une opacité excessives. Une fiscalité moderne doit être, au contraire, simple et juste, et permettre de financer le bon fonctionnement des institutions ainsi que les investissements d’innovation. Les pays scandinaves, en particulier la Suède, alignent de très bonnes performances en matière de croissance et d’innovation, pourtant ils maintiennent un impôt élevé et/ou fortement progressif sur le revenu. Pourquoi ne pas faire de même?