Dans bien des démocraties, le religieux refait surface et réinvestit la sphère politique. Sacré plongeon pour la modernité. Gros temps sur la transition dans notre pays.
Quel rapport entre le religieux et le politique dans un Etat de droit? La troisième édition du forum de notre confrère Réalités tombait à pic. Le pays est en train de faire un examen de «conscience» sur la question. La nouvelle physionomie politique du pays, issue des urnes, fait relancer cette relation dialectique entre le pouvoir politique et la religion, disait en substance Taieb Zahar, directeur de la revue Réalités. Et, de relancer la question de savoir si, après avoir modernisé l’Islam, on ne serait pas en train d’islamiser la modernité.
Pendant longtemps, on a cru que l’affaire était définitivement réglée. La voilà qui resurgit. Menace sur la modernité? Le politique, sous divers cieux, en Amérique du Nord, via l’église évangéliste ou dans certains pays européens sous la pression de l’extrême droite, autour de nous dans certains pays arabes, avec les fondamentalistes, fait l’objet d’une “OPA“ de la part du religieux. On voit le religieux tenter de reprendre le char de l’Etat.
Le thème du forum ainsi exprimé: «Le politique et le religieux dans un Etat de droit: expériences comparées» s’interroge, en définitive, sur l’issue de la transition démocratique en Tunisie. Etat théocratique, état démocratique? Ahmed Néjib Chebbi, président du PDP, «Guest speaker» dans sa conférence, qui ouvrait le premier atelier, avait approché la question dans la perspective de la deuxième République à naître. Un discours, fouillé et structuré. M. Néjib Chebbi est remonté aux origines, c’est-à-dire aux Omeyades pour les Arabes et à la Réforme pour les pays d’Europe. Pourquoi aussi loin? Tout simplement parce que la Réforme de l’église catholique a fait le lit de l’Etat de droit dans les principales démocraties d’Europe et d’Amérique du Nord. La Tunisie a fait un parcours qui s’en approche. Risque-t-elle aujourd’hui, avec sa nouvelle Constitution de faire un virage à 180 degrés?
L’éviction du religieux: Quelle part d’universel? Et de singulier?
C’est le Luthérisme, apparu en Allemagne en 1520, qui a donné le strike, a indiqué le président du PDP. L’Allemagne prenait ombrage de l’hégémonie de l’église épiscopale, précisait-il. Et c’est la monarchie anglaise, avec Henri VIII, époux de Marie Tudor et d’Ann Boleyn, et père d’Elizabeth 1ère, éprouvant la même gêne, qui a relayé le mouvement. Henri VIII, en favorisant le calvinisme, consomma la rupture avec le Saint Siège. Toutefois, il lui substitua, vite fait, une église anglicane, tout à fait aux ordres, dirions-nous, sans vouloir faire de jeu de mots.
Aux Etats-Unis, le scénario fut différent. Et puis le phénomène fut intervenu avec un certain décalage historique, en Amérique du Nord, étant donné que la jeune République n’a gagné son indépendance qu’en 1776. Peuplée, dans une large part, d’immigrants majoritairement persécutés des guerres de religion, les Etats fédérés envers et contre toute attente, ont mentionné le protestantisme, dans toutes ses variantes, comme religion d’Etat dans leurs Constitutions respectives. Mais pas l’Etat fédéral, a précisé le conférencier.
Plus tard, ils se sont alignés. Cela a mis du temps. Le Maryland, dernier en date, n’y est venu qu’en 1961. La France, pour sa part, dira Najib Chebbi s’est ‘’convertie’’, tardivement, à l’Etat de droit. L’édit de Nantes, signé par Henri IV, qui reconnaissait le protestantisme, sa religion à lui, fut révoqué par Louis XIV. L’intolérance demeura vivace jusqu’en 1788, qui vu le dernier supplicié. La Révolution a rompu avec le clergé. L’Empire de Napoléon 1er fut moins incisif. C’est le pape qui a baptisé Napoléon “empereur des français“, ne l’oublions pas.
Vers la moitié du XIXème, avec Napoléon III, et sous la pression du courant «positiviste», la France adopta une Constitution sans référence religieuse basculant vers la laïcité.
Alors au final, avec des itinéraires différents, ces pays en sont arrivés à un Etat de droit qui garantit l’égalité de tous devant la loi sans discrimination sur la base de la religion. Bien entendu ces pays ont naturellement adopté le droit positif. Ceci pour l’aspect universel.
Nous aborderons les traits singuliers dans notre conclusion.
La trajectoire tunisienne: de Khaireddine Pacha au Néo-destour
La Tunisie, pendant longtemps, vécut comme tous les Etats arabo-musulmans sous des régimes où les ulémas n’avaient pas de fonction politique. Toutefois, ils interféraient avec le champ politique notamment en validant les lois. C’est la situation qui avait prévalu autant dans les cours omeyades qu’abbassides.
Beaucoup plus tard, au milieu du XIXème siècle, les choses ont pu basculer vers la modernité, en Tunisie, a dit M. Nejib Chebbi. Et, c’est Khaireddine Pacha qui en fut l’initiateur. Le Premier ministre d’Ahmed Bey 1er, puis de Sadok et Ali Bey, à l’instar de tous les grands esprits de l’époque, était réceptif au crédo de la modernité.
Deux écoles de pensée dominaient la scène arabe. D’un côté, on trouve l’influence de «Charif Mekka», «Doyen» des Ulémas. Il représentait l’immobilisme, pour ainsi dire, résumant les propos du conférencier. De l’autre, il y a les libres penseurs du Caire qui ont pris corps après la Campagne d’Egypte de Napoléon Bonaparte, et qui représentaient le progressisme. Leur pensée partait d’un cogito: «pourquoi les pays européens progressent et que les pays arabes régressent?». C’est d’ailleurs cette interrogation qui a donné naissance au nationalisme arabe, ultérieurement.
Khaireddine, en habile maître d’œuvre, a dû recourir à la ruse. De retour d’un voyage en France en compagnie d’Ahmed Bey 1er, il a dû prendre les ulémas à contrepied. Il les a consultés en leur proposant de se prononcer sur la possibilité de transposer en Tunisie un mode d’organisation de l’Etat qui a réussi dans un pays catholique. Les ulémas validèrent la proposition. Là-dessus il a entrepris son vaste chantier de réforme de l’Etat en dotant la Tunisie de sa première Constitution (1864), en réformant l’enseignement et la justice, amorçant une inflexion de la pensée de l’époque vers la modernité.
Avec le Néo Destour et l’Etat de l’indépendance, la Tunisie ne s’est pas contentée de poursuivre le mouvement. Elle a bien manifesté une résolution nette, franche et expresse en faveur de la modernité, heurtant les têtes pétrifiées de certains enturbannés. L’enseignement, le droit et la Constitution en portent la marque distinctive. L’école publique obligatoire et gratuite, le planning familial, le Code du statut personnel, le droit positif et la non-discrimination entre citoyens sur la base de leur confession religieuse en furent les principales empreintes.
Le président Bourguiba, figure emblématique de la 1ère République, fut la cible de toutes les attaques des tenants du conservatisme, et tout le patrimoine de modernité est présenté comme un passif dont il faut se débarrasser. On l’a entaché de laïcité et parfois même d’une certaine forme d’apostasie, et il y a une tentative de saper l’héritage de la première République dans le sillage de l’échec bourguibien à instaurer une démocratie pluraliste et son corollaire l’alternance.
M. Néjib Chebbi se demande si certaines formations politiques dont Ennahdha n’envisagent pas tout simplement, au vu de certaines déclarations publiques, de «réislamiser» la Tunisie.
Le discours ambivalent
Les «dérapages» évoquant le retour possible vers la chariaa, le califat et d’autres envolées de ce genre, tout le temps qu’elles ne seront pas démenties officiellement par les formations politiques, entretiennent une certaine ambivalence de discours. Ce flou artistique n’est pas apaisant. Parce que cela part d’une interrogation globale. Il ne s’agit pas de monter un procès en sorcellerie contre qui que ce soit, mais il faut être vigilant. Et cette ambivalence pèse sur les engagements d’Ennahdha en matière de liberté et de démocratie.
Ce que je crois
Dans son article premier, la Constitution stipule que la langue arabe et l’islam sont respectivement la langue et la religion de la Tunisie, soit. Mais au moment même où le pays affichait les traits de son identité, il ne s’enfermait pas dans une crispation communautaire. La Tunisie a illico décrété le bilinguisme et a lancé le projet de la francophonie. Donc l’affirmation de soi ne s’accompagnait pas d’une rigidité identitaire mais bien d’une dynamique d’ouverture.
Par ailleurs, dans les relations internationales, la Tunisie a récusé toute alliance idéologique du capitalisme ou du socialisme jusqu’au Mouvement des Non alignés qui lui apparaissait comme une fugue idéologique. Et dans les règlements de conflits, elle s’est farouchement attachée à la légalité internationale. Elle s’est donc tenue à l’écart des obédiences confessionnelles et idéologiques.
L’ennui est que le coup d’arrêt imposé à la construction démocratique a assombri le tableau et tous ces acquis ont été brouillés, effaçant notre trace de singularité réelle.
Quand M. Néjib Chebbi évoque les singularités des pays d’Europe et d’Amérique, il omet les singularités gênantes. En Grande-Bretagne le monarque est chef de l’église anglicane, home made. Et les communautés étrangères et de confessions différentes sont ghettoïsées. L’Amérique, tout en inscrivant dans sa Constitution la non discrimination sur la base de la religion ou de l’ethnie, n’arrête pas de discriminer jusqu’à aujourd’hui. Condie Rice, ministre des Affaires étrangères de Georges Bush, reconnaissait que tout en étant chef de la diplomatie, pourrait se voir refuser l’entrée dans un restaurant à Washington! L’élection de Barak Obama ne semble pas avoir bouleversé la donne.
L’Amérique reste WASP, c’est-à-dire “White Anglo-Saxonne et Protestante“. Et puis, si le pouvoir ne reconnaît pas de religion d’Etat, l’espace public est entièrement trusté par la religion. Les fêtes religieuses sont fériées. Par ailleurs, l’opinion reste très pieuse et la poussée des évangélistes est inquiétante parce qu’ils interfèrent dans les décisions politiques car ils se tiennent derrière les néo conservateurs. Nous l’avons bien vérifié dans la guerre d’invasion de l’Irak en mars 2003. Et puis les responsables politiques n’ont pas relevé l’irruption simultanée des évangélistes, la poussée de l’islamophobie en France et en Europe du Sud ainsi que la montée en première ligne des formations religieuses dans les pays arabes. Tout ceci ne nous met-il pas dans le scénario décrit par Samuel Huntington dans le «Choc des civilisations»? Simultanéité fortuite ou téléguidée?