Hier, des ports et des grandes marques; aujourd’hui, des brevets et des ingénieurs; demain, des obligations d’Etat… Pékin fait son marché dans une Europe en déclin. Décryptage.
Forcément, à Cannes, une star doit faire attendre son public. Le président chinois Hu Jintao a respecté à la lettre cette coutume festivalière, lors du sommet du G20 sur la Croisette, début novembre. Fraîchement primée “sauveur de la croissance mondiale”, la vedette d’Extrême-Orient va faire patienter son hôte Sarkozy dix minutes sur le perron du palais des Festivals. Seul, les bras ballants et la mine rembrunie, le président français goûte peu le retard d’un partenaire d’ordinaire si respectueux du protocole. “Qui se met en scène pour parader ne luit point”, enseignait le sage Lao-tseu. De l’histoire ancienne. Hu Jintao ne suit plus les humbles chemins du taoïsme, il emprunte désormais les voies du zouchuqu, “l’esprit de conquête”.
Nicolas Sarkozy le voit bien : l’Empire du Mieu se transforme, s’enrichit, s’émancipe, en contraste avec une Europe sans croissance ni unité politique, et surtout criblée de dettes. Cinq jours seulement avant l’affront cannois, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, se trouvait ainsi à Pékin pour demander l’aumône : il lui fallait entre 50 et 100 milliards d’euros afin de gonfler les moyens du Fonds européen de stabilité financière (FESF), destiné à secourir les pays les plus vulnérables de la zone euro.
Le statut de créanciers officiels des Européens
Les Chinois n’ont pas encore signé de chèques, mais ils acquièrent aux yeux de la communauté internationale un nouveau statut : celui de créanciers officiels des Européens. A y regarder de plus près, ils le sont peut-être déjà. A force d’interventions discrètes sur le marché, ils disposeraient de 630 milliards d’obligations publiques libellées en euros, selon le Financial Times. L’ultime étape d’une conquête qui a commencé il y a déjà quelques années, touchant directement les entreprises européennes.
Entre 2008 et 2010, les investissements directs de la Chine en Europe ont été multipliés par six. Un rythme qui s’accélère. Entre octobre 2010 et mars 2011, les emplettes européennes des Chinois se sont élevées à près de 64 milliards d’euros, la moitié des achats cumulés depuis 2008. Certes, cette offensive reste mesurée (à peine 2% du total des investissements extracommunautaires) au regard des monceaux de capitaux américains et japonais investis sur le Vieux Continent. Mais, “en intégrant les investissements venant de Hongkong et ceux transitant par des sociétés écrans ou des paradis fiscaux, le poids de la Chine dans le total des achats étrangers en Europe pourrait déjà atteindre quelque 20%”, analyse Françoise Lemoine, chercheuse au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine, à l’EHESS.
Après l’Afrique et son sous-sol généreux, l’Europe est le futur terrain de jeu des caciques de Pékin. “Au titre du douzième plan quinquennal 2011-2016, la Chine doit acquérir des technologies de pointe, des brevets, un savoir-faire industriel et des marques de renom”, décrypte Samir Rahal, spécialiste de la Chine au cabinet de consultants Deloitte. Les raids chinois sur les constructeurs Rover, Volvo et Saab et Saab, les achats de vignobles bordelais, les acquisitions des moteurs marins Baudouin ou de l’équipementier high-tech NFM Technologies, sans oublier de solides infrastructures comme le port du Pirée, en Grèce, ou celui de Naples, en Italie, ne sont que les premières salves d’une offensive bien plus générale. Car l’empire du Milieu a aujourd’hui les moyens de ses ambitions. La mathématique financière de l’économiste indépendant Antoine Brunet donne des frissons: les réserves de change dans les caisses de la banque centrale chinoise et celles de sa cousine de Hongkong, additionnées aux actifs des fonds souverains de Pékin, totalisent 3.620 milliards d’euros. De quoi acquérir les 80 premières sociétés cotées de la zone euro, ou, bien sûr, racheter les dettes publiques française et italienne.
Mais, après tout, pourquoi s’inquiéter des desseins d’expansion économique de la Chine? Les Etats-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, et, plus tard, les Japonais au faîte de leur puissance, dans les années 80, investirent massivement en Europe avec des intentions conquérantes qui ne nous furent pas forcément dommageables. “L’empire du Milieu présente une certaine spécificité dans les affaires”, résume, avec un doux euphémisme, François Godement, chercheur à l’Asia Centre.
Plus fondamentalement, on dira que les investissements chinois sont d’une autre nature parce qu’ils sont le fait d’une dictature où l’économie reste largement contrôlée par un parti unique.
D’abord, les retours d’expérience des investissements chinois en Europe sont jusqu’à présent assez calamiteux. Management défaillant, méconnaissance des règles sociales, détricotage des procédés industriels, la méthode chinoise laisse à désirer. Le Cabanon, premier transformateur de tomates françaises au moment de son rachat par un groupe chinois, en 2004, se contente aujourd’hui de mettre en boîtes du concentré de tomates importé d’Asie. TCL n’a jamais réussi à redresser la branche téléviseurs de Thomson, rachetée en 2004, la fermant définitivement en 2009.
Après un rapprochement qui se voulait exemplaire entre le constructeur automobile Geely et l’européen Volvo, les désaccords commencent à se faire jour à l’heure où le déploiement de la marque suédoise en Chine devient une réalité. Sans parler, enfin, du récent fiasco du chantier de l’autoroute reliant Varsovie à Berlin. Le géant chinois Covec, qui avait remporté l’appel d’offres en septembre 2009, au nez et à la barbe des entrepreneurs polonais, en proposant un tarif de près de 40% inférieur à ses compétiteurs, vient de jeter l’éponge. Aucun sous-traitant local n’a accepté de travailler “à la chinoise”. Entendez : dortoirs collectifs, douze heures de travail par jour, sept jours sur sept… Le tout évidemment pour des salaires chinois.
Centralisation du pouvoir au sein de l’Etat-parti
Derrière ces deal makers peu scrupuleux plane en effet l’ombre tutélaire de l’Etat-parti. Environ deux tiers des patrons chinois adhéreraient au Parti communiste – 80 millions de membres, soit 18 % de la population européenne ! Par capillarité, tout remonte au PCC, véritable “fils du Ciel”, comme se qualifiait en son temps l’empereur de Chine. “Cette centralisation du pouvoir réussit à faire converger l’action de tous les agents économiques – banques, entreprises, collectivités – dans le même but de puissance. Tout devient vite politique”, décrypte Jean-Luc Domenach, directeur de recherches au Centre d’études et de recherches internationales.
Concrètement au service du fameux zouchuqu, la Chine a mis sur pied une formidable machine de guerre commerciale. Avec l’aide d’un auxiliaire qui fournit les munitions: l’EximBank, établissement de crédit qui met les capitaux nécessaires à la disposition des entreprises chinoises pour prendre des parts de marché ailleurs, et en particulier en Europe. “En 2010, cette banque a prêté 35 milliards de dollars. […] Il est clairement énoncé sur son site Internet que sa vocation est d’accompagner les efforts diplomatiques de la Chine”, écrit, dans une note de la fondation Jean-Jaurès, Olivier Lafaye, conseiller du commerce extérieur et ancien dirigeant en Chine.
L’Etat-parti prépare aussi une armée de futurs leaders mondiaux dans des niches industrielles, comme le photovoltaïque ou les pièces détachées pour automobiles. “Les autorités chinoises choisissent leurs champions parmi les milliers de sociétés publiques pour partir à la conquête du monde. Ils forment l’élite de ce qu’on appelle les state-owned enterprises (SOE)”, raconte Sami Rahal.
Mais ces SOE ne se contentent plus de collectionner les places de premier producteur mondial dans leurs disciplines respectives, elles déploient une stratégie pour maîtriser les deux autres maillons de la chaîne commerciale : la logistique et la distribution. “Normal, ces activités se révèlent beaucoup plus rémunératrices que la simple fabrication”, explique Olivier Marc, président d’Euro China Capital, qui avance l’exemple d’un de ses clients, fabricant de chaussettes à Jilin: “Il produit une paire à 8 centimes à peine, mais il ne la vend que 14 centimes au grossiste. Lequel la cède à 80 centimes à une grande surface, qui fait la plus grosse marge en la proposant à 3 euros.”
Pas besoin de faire un dessin, encore moins un idéogramme : pour capter toute la marge, il faut maîtriser la chaîne de distribution, et par conséquent investir dans des infrastructures comme des ports, des autoroutes et des entrepôts à proximité des aéroports pour en faire des centres de transit. Les Chinois s’y emploient et veulent maintenant passer à l’étape suivante : le rachat des magasins et des grandes surfaces. “L’acquisition des franchises Guy Laroche ou Charles Jourdan par le sino-hongkongais YGM s’inscrit totalement dans cette optique”, poursuit Olivier Marc.
Un “lobby chinois” au sein de l’Union
Face à cette méthodique offensive directement pilotée de Pékin, l’Europe peine à réagir. “La crise économique a fait voler en éclats le semblant de cohésion européenne qui restait. Les pays les plus faibles jouent clairement la carte chinoise, pariant sur les retombées économiques d’éventuels investissements”, décrypte François Godement. Profitant pleinement de cette division, la Chine tisse des relations bilatérales, au mépris des instances bruxelloises. L’empire du Milieu s’est ainsi bâti un “lobby chinois” au sein de l’Union, un petit groupe de pays tout acquis à sa cause. Le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne concentrent 30% des investissements chinois et des accords commerciaux, tandis que l’Europe centrale et orientale en capte presque 10%, des chiffres disproportionnés au regard de leur poids économique.
Aux yeux de ces pays rongés par la crise et la flambée du chômage, la Chine apparaît comme un dernier recours pour sauver des emplois… au détriment parfois des entreprises locales. Leur logique court-termiste contraste avec le “temps long” de la stratégie chinoise. S’ils négligent les principes taoïstes de Lao-tseu, les maîtres de Pékin n’ont pas oublié la morale de Confucius: “Qui ne se préoccupe pas de l’avenir lointain se condamne aux soucis immédiats.”
Source : http://lexpansion.lexpress.fr/economie/pourquoi-la-chine-fait-peur_271431.html