Au-delà des élections et de leurs résultats, il est indispensable de prendre un peu de hauteur et d’opérer un arrêt sur images pour reconsidérer les différentes étapes de notre révolution.
En s’immolant, Bouazizi a été la goutte qui a fait déborder un vase déjà trop plein. Plein de corruption, de clientélisme, d’injustice, de chômage, de misère humaine, de mauvaise gouvernance, et de toutes sortes d’infractions d’un système dictatorial totalement obsolète et défaillant.
Cette immolation fut ressentie par un très grand nombre de Tunisiens qui, pour des raisons différentes et à des niveaux tout aussi différents, se sont reconnus dans sa détresse. De manifestation en manifestation, la colère des Tunisiens grandissait de jour en jour, de ville en ville et de milieu en milieu, jusqu’à atteindre la capitale. La peur a changé de camp.
Dans son désespoir, Bouazizi a seulement choisi de mettre fin à ses jours. Néanmoins, les revendications de ceux qui ont entendu son appel de détresse ont varié de la simple revendication sociale du droit au travail, jusqu’à la revendication hautement politique du droit à la dignité qui clamait carrément la chute de la dictature.
Le dictateur a fui. Les sit-in de Kasbah 1 et 2 se sont soldés par un accord sur l’élection d’une Assemblée Constituante. En moins de sept mois, tant bien que mal, des partis et des listes indépendantes se sont constitués, les campagnes électorales se sont déclenchées, les élections ont eu lieu et l’Assemblée Constituante s’est enfin réunie et a entamé ses travaux.
Malheureusement, aucune explosion de joie n’a suivi cet évènement historique. Normal puisque les électeurs du parti gagnant, Ennahdha en l’occurrence, ont voté en fonction de promesses qui n’ont rien à voir avec la rédaction d’une Constitution.
Quant à la minorité démocrate et moderniste, elle s’est retrouvée tenue de marquer sa présence devant l’Assemblée pour bien exprimer sa méfiance et ses inquiétudes. Son message peut se résumer en deux phrases: «Vous avez été élu en priorité pour rédiger une seconde Constitution qui garantisse une vraie démocratie. Sachez que nous veillons à ce que la légitimité électorale ne vous serve pas à instaurer une nouvelle dictature».
Tout au long de ce processus, un facteur commun ne manque pas de sauter aux yeux. Ce sont toujours et systématiquement des «minorités bien organisées et agissantes» qui sont arrivées à changer le cours des évènements.
Au tout début, quelques dizaines de milliers, qui ne sont qu’une minorité, ont fait chuter le dictateur. Puis quelques autres milliers, encore une autre minorité, sont arrivés à faire annuler la première Constitution. Aujourd’hui, Ennahdha, qui ne détient que 40% des sièges de l’Assemblée, ne représente aussi qu’une minorité de 20% du total de l’électorat tunisien.
La vraie majorité, c’est-à-dire les 63% de l’électorat, a vu ses voix éparpillées à cause du trop grand nombre de partis et de listes indépendantes, ou alors, ne sachant pour qui le faire, n’a carrément pas voté. Reste encore une autre minorité de 9%, qui constitue aujourd’hui la nouvelle opposition déclarée qui se veut l’alternative démocratique au nouveau pouvoir, la nouvelle «minorité agissante» qui pourrait sortir le pays de l’impasse dans laquelle il se trouve.
En effet, Ennahdha se comporte déjà à l’Assemblée Constituante d’une manière assez dictatoriale, réduisant la démocratie à l’alternance au pouvoir et à la simple validation de ses choix préétablis. Certains se plaignent déjà du terme «opposition» et des «excès de liberté». D’autres, pour faire diversion, par rapport aux enjeux essentiels, ont déjà publiquement exprimé le rêve d’installer un 6ème califat. Dans ce califat, l’enfant abandonné n’aurait plus droit à une famille d’adoption, la polygamie pourrait faire sourire et patienter les chômeurs et les vielles filles, et le nikab voudrait s’imposer en costume traditionnel même au sein des universités, lieux sacrés du savoir et des libertés.
Tout cela sans compter la candidature unique du nouveau président qui devra être élu par ses pairs. Un nouveau président désigné. Comment aurait-il pu l’être autrement, avec moins de 5% des suffrages. Ce dernier oublie complètement qu’il a été élu pour participer à l’élaboration de la Constitution et se déclare premier président élu de la première République tunisienne.
Après une révolution tout, cela est vraiment très alarmant!
En effet, l’idéal aurait été de sélectionner les meilleures compétences à la tête de l’Etat pour qu’ils soient en mesure de résorber les problèmes pendant que les élus du peuple se concentrent exclusivement sur la rédaction de la Constitution. Seulement, nous voilà avec une équipe voulant cumuler deux fonctions à la fois, sans aucune expérience gouvernementale et une légitimité minimale détenue essentiellement soit par la répression subie sous la dictature soit par la légitimité de la religion.
Le sage chinois dirait: «Patience! Avec le temps, les mauvaises herbes deviennent du lait». Seulement peut-on encore décemment demander de la patience à un peuple qui vient de se révolter pour du travail et pour une dignité déjà menacée? Nous souhaitons bonne chance à ceux qui ont choisi de gouverner.
Quant à nous autres, nouvelle minorité, si nous voulons préserver les acquis de la révolution, il nous revient d’asseoir définitivement une démocratie authentique. Ceci est la priorité avant même de penser à résoudre les problèmes économiques et sociaux qui ne pourront, de toute façon, être résolus en une seule année, ni dans un contexte de crise politique.
Quant à la démocratie, elle se concrétise en deux étapes simultanées.
En premier lieu, assurons-nous du bon déroulement des travaux de l’Assemblée Constituante. J’entends par-là que, même si Ennahdha semble détenir une majorité grâce à la Troïka qu’elle a formée avec le CPR et Ettakatol, il ne faut pas pour autant la laisser faire à sa guise. Les élus d’une Assemblée Constituante sont d’abord et avant tout les élus du peuple et au service de celui-ci et non de leur parti. C’est en leur âme et conscience qu’ils se doivent de voter et non selon les consignes de leur parti. Ce qui veut dire que, si certains chefs de partis se sont engagés dans cette Troïka, en réalité ils n’ont engagé que leurs personnes.
A nous autres modernistes et démocrates de convaincre de la justesse de notre cause afin d’obtenir les voix nécessaires à l’approbation de chaque article que nous voulons voir inscrit dans notre nouvelle Constitution. Une nouvelle Constitution qui garantisse la citoyenneté, les droits et les libertés de tout un chacun, qui soit inviolable et qui garantisse au Tunisien de pouvoir lâcher par les urnes tout gouvernant qui se montrerait en dessous de ses attentes. Une Constitution au service des citoyens.
Aussi et en l’absence de médias neutres et expérimentés, prenons toute la société civile à témoin et exigeons une totale transparence des travaux de l’Assemblée par une retransmission directe à la télévision. Cette société civile, qui a déjà fait ses preuves, saura apporter le soutien nécessaire à nos élus chaque fois qu’ils en auront besoin.
Si nous assurons cette première étape, et quel que soit celui qui arrivera ultérieurement au pouvoir, tout citoyen n’aura plus jamais aucune raison de s’inquiéter pour sa citoyenneté, ses droits et ses libertés.
En second lieu, servons notre pays. Aujourd’hui servir notre pays ne se limite point à gouverner en coupant avec les méthodes du passé. Il ne s’agit là que d’une alternance au pouvoir. Une alternance nécessaire mais loin d’être suffisante pour garantir une démocratie.
Servir notre pays aujourd’hui veut dire participer à la création d’un nouveau contrepouvoir politique. Un contrepouvoir démocratiquement constitué, suffisamment fort et bien organisé pour être l’alternative nécessaire apte à assurer une alternance tout en étant capable de stopper et de contenir toute dérive et tout débordement du pouvoir en place.
Nous savons à ce jour quel est le vrai poids et le vrai potentiel de chaque parti, et nous avons eu l’occasion d’évaluer le prix de l’éparpillement. Avec 63% des Tunisiens non représentés, il est évident qu’il reste une belle marge de manœuvre à explorer.
Sans perdre plus de temps, imaginons les meilleures stratégies possibles qui permettent de regrouper les énergies, les compétences et les expériences afin de consolider nos capacités et d’étendre nos bases pour mieux défendre notre projet de société.
Que les personnalités et les têtes de listes indépendantes rejoignent les partis de leur choix. Qu’un bureau politique constitué d’un ou de deux membres élus de chaque parti ou association qui désirent se joindre à une toute nouvelle entité politique, soit le point de départ d’une nouvelle sorte de coalition qui donnerait un nouvel élan et bien plus de consistance à toutes nos démarches et nos actions. Ensemble soyons la nouvelle minorité active!