«Al cha’abou Mouslim wa lan yastaslim» (Le peuple est musulman et ne se soumettra pas), «Al cha’abou Mouslim w yhib yikhdim» (Le peuple est musulman et veut travailler). Deux slogans que se sont renvoyés, tour à tour, les manifestants de la place du Bardo. A eux deux, ils résument le fond du marasme dans lequel vit aujourd’hui la Tunisie, d’ordre socioéconomique et non pas d’ordre religieux, loin de ce que véhiculent les médias tunisiens et étrangers en mal de sensationnel et présentant le problème comme étant une lutte entre laïcs et islamistes. Ce qui est archifaux!
«Nous revivons aujourd’hui ce qui s’était passé en 1956, peut être enveloppé dans du papier cadeau de meilleure facture… Le mandat que le peuple a accordé à la Constituante est d’une année pour tout juste mettre en place une Constitution. Nous nous retrouvons avec un débat socioéconomique marginalisé et en face des élus qui discutent des attributions du pouvoir exécutif et la question oh combien problématique de la distribution des portefeuilles ministériels. Les Tunisiens n’ont pas voté pour que Monsieur X ou Y devienne ministre des Affaires étrangères ou de l’Economie nationale, et encore moins pour que Monsieur un tel devienne président de la République», dénonce Mondher Belhadj, juriste et universitaire.
Zéro investissement national, international ou mixte depuis un mois. De quoi frémir en période de crise… Aucun poste d’emploi créé, tout au contraire des milliers perdus! Pour instaurer la confiance, il faut qu’il y ait retour des investissements et que l’on s’attaque sérieusement aux véritables maux du pays. Le désespoir de centaines de milliers de chômeurs en l’absence d’un signe positif ou d’un seul pas concret de la part des nouveaux gouvernants «non gouvernants» n’est pas pour le dénouement rapide de la situation sociale assez fragile.
«Nous avons choisi de compter sur nous-mêmes, nous n’avancerons plus avec les usines de Jean et les autres. Pourquoi agissons-nous ainsi dans le bassin minier? Parce que tous ont profité de nos richesses pendant des années. Basta! Il faut réagir pour une fois. Les responsables du pays, malheureusement, ne comprennent que par la violence. Et je m’adresse maintenant à ceux qui commentent sans rien comprendre, prière de garder leurs jugements pour eux. Ils disent que la CPG participe de manière importante au PIB, qu’elle est l’un des moteurs de l’économie tunisienne mais nous n’en profitons pas. Il faut bien connaitre la région et voir la misère dans laquelle vivent les citoyens depuis toujours», ce témoignage a été envoyé à notre site direct-info par un habitant du bassin minier.
Ils sont des dizaines de jeunes d’Erdaief, Sidi Bouzid, Oum Larayes, mdhilla, Gafsa et d’autres régions du pays qui campent jour et nuit devant le siège du Parlement où se déroulent les débats de la constituante : «J’ai faim, tout ce que je demande, c’est de manger à ma faim, je prie ceux qui discutent de l’avenir du pays dans cette bâtisse de me rendre ma dignité et de ne pas détourner une lutte pour le travail et le respect de mon humanité en une lutte religieuse. Comment ose-t-on mettre la religion à toutes les sauces comme si nous la remettions en cause. Je suis musulman, j’ai le ventre creux parce que je ne travaille pas et que je n’ai pas les moyens de subvenir à mes besoins et ceux de ma famille et je ne partirais pas d’ici tant qu’on ne nous donnera pas de solutions ». Vous l’avez compris, il s’agit d’un sit-inneur de Téboursouk hébergé dans une tente au Bardo.
«Les manifestations et les sit-in pacifiques et civils autour du palais du parlement reflètent le mécontentement d’un large pan de la population ignoré à ce jour, elles revêtent un sens civique très évolué. Elles expriment le refus du coup de force opéré à l’encontre du mandat populaire accordé aux élus. Un mandat qui se résume à la mise en place d’une Constitution pour l’instauration d’un nouveau régime politique qui rompt définitivement avec l’ancien ainsi qu’à la promulgation d’un certain nombre de textes fondamentaux. La constituante devait bien entendu légiférer sur un certain nombre de points politiques, tel que le contrôle du gouvernement ou le budget de 2012, mais ne devrait pas aller au-delà. Elle ne peut pas être une assemblée constituante et en même temps législative. Le dérapage de cette extension non justifiée des pouvoirs est un grand problème. Ajouté à cela, elle s’est arrogé un pouvoir exécutif que personne ne lui a accordé et s’est même approprié le droit de réformer le pouvoir judiciaire», explique Monder Belhadj.
«On peut être élu et ne pas savoir gouverner»
La Tunisie a vécu l’expérience de la constitution de 1956 expression de la volonté du peuple suite à une lutte contre la colonisation et l’indépendance du pays. Elle n’a pas été démocratique parce qu’il y a eu concentration des pouvoirs. A l’époque, on y a procédé en formant une coalition entre le néo-détour, l’UGTT, la fédération patronale et d’autres institutions pour en faire «un front national». Toutes ces organisations ont par la suite fait partie du bureau politique du néo-détour: «Nous sommes partis d’une alliance politique à une assemblée, ensuite de nouveau à une alliance politique pour atterrir sur une concentration des pouvoirs aux mains de feu Habib Bourguiba. Nous vivons aujourd’hui dramatiquement le même processus, à savoir une concentration hypertrophiée des pouvoirs chez un seul parti et basée sur des coalitions».
Le 14 janvier, les Tunisiens ont exprimé, d’une seule voix, leur refus de la dictature et de la concentration des pouvoirs aux mains du président du 13 janvier. Aujourd’hui, cette concentration est passée du président déchu au Premier ministre. Qu’est-ce qu’il y a de changé? La Tunisie va aujourd’hui avoir un Président qu’elle n’a pas élu mais même qu’elle n’a même pas pressenti. «C’est un coup de force contre le mandat populaire».
L’élection légitime et incontestée de ceux qui ont plébiscité aujourd’hui Moncef Marzouki pour devenir Président de la République justifierait-elle le choix en question? «En 1933, le peuple allemand a élu Hitler, ce qui est arrivé ensuite fait-il de leur choix le meilleur qu’ils pouvaient accomplir?».Evidemment, comparaison n’est pas raison.
Un coup de force contre la volonté populaire
Le problème de la concentration des pouvoirs n’est pas celui de la victoire ou de la légitimité des élections. Bourguiba était légitime en 1956, il n’a, pour autant, pas réalisé la démocratie en Tunisie.
«Le cumul des pouvoirs conjugué à la démocratie ne construit pas la démocratie, la légitimité de la Constituante n’est nullement contestée. Mais elle doit être impérativement combinée à la séparation des pouvoirs. La période transitoire prouvera-t-elle la volonté des élus de s’orienter vers la séparation des pouvoirs? C’est ce que nous verrons mardi 6 à la constituante. Lorsque le peuple sera serein par rapport à la démarche des élus, il pourrait être serein par rapport à ce qui peut arriver. Il y a des garde fous appelés référendums palliatifs et qui se traduit dans la réalité par des positions telles ‘’si nous ne sommes pas d’accords, nous vous consulterons’’, or un référendum est par essence supérieur à toutes les autorités d’où qu’elles émanent».
Le sit-in du Bardo exprime la révolte contre l’hypertrophie du pouvoir exécutif omnipotent. Un Premier ministre qui s’arroge tous les pouvoirs en l’absence d’un exercice réel des pouvoirs et en présence d’une démission totale des administrations et des institutions de l’Etat. «Qui contrôlera Hamad Jebali? Sa propre majorité? C’est insensé. Ce qui arrive en Tunisie est symptomatique d’une remise en cause populaire de la situation actuelle. Alors que le secrétaire général d’Ennahdha concentrait les pouvoirs entre ses mains, les rumeurs allaient bon train au sein des ministères et les hauts cadres osent dire ‘’Il paraît que tel individu prendra le poste de ministre, nous ne travaillerons pas avec lui’’».
Nous sommes en quelque sorte face à un phénomène de désobéissance civile, le Tunisien ose aujourd’hui dire NON. Le texte de lois portant organisation des pouvoirs publics à titre provisoire promulgué par décret beylical en 1955, n’a pas été amendé tout de suite après l’indépendance en 1956, Bourguiba et le gouvernement d’alors avaient attendu une année et demi avant de s’y attaquer, ce n’était pas l’urgence. Il fallait qu’il rassure la population et réalise la paix sociale.
Qu’est-ce qui urge pour la Tunisie de 2011? «Je pense que les vainqueurs veulent profiter du chaos dans lequel vit le pays pour installer leur pouvoir, soit deux visions différentes. On est en train de nous servir la sauce Ben Ali sans Ben Ali. Nos concitoyens sont assez intelligents pour le comprendre».
«Il est quand même étonnant que ce gouvernement n’ait eu aucun délais de grâce. Pourquoi? Parce que dans l’esprit des Tunisiens, il n y a pas eu élection d’un gouvernement. Ce qui veut dire qu’ils n’ont pas été élus pour gouverner. Il est quand même choquant qu’un Premier ministre désigne lui-même un président de la République! C’est la preuve que les vainqueurs n’ont pas le sens de l’Etat. Il faut être imbu par ce que représentent les institutions de l’Etat. Lorsqu’on n’a pas le sens de l’Etat, on ne peut pas gouverner. Mentalement et politiquement, on peut être incapable de gouverner même si lorsqu’on a été élu au suffrage universel. Nos élus doivent revoir leur copie», estime Mondher Belhaj.
A ce jour, on n’a effectivement pas observé les signes d’une bonne approche de la gestion des problèmes socioéconomiques du pays, et encore moins des messages rassurants envers une jeunesse désespérée et une communauté d’affaire frileuse et attentiste.
A ce jour, nous n’avons entendu que des discours, des paroles, des paroles et encore des paroles…