Si le bâti médiatique de la Tunisie poste-révolutionnaire semble défendable, beaucoup reste à faire. L’opinion publique reproche, quelquefois, encore aux médias des manipulations et des «dépassements» qui ne sont pas excusables dans une démocratie.
Lorsque le martyr Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, la quasi-totalité des médias tunisiens ne pipent pas mot. Dans les jours, donc, tous les journaux, à l’exception des journaux de l’opposition, évoquent toujours un pays où il fait bon vivre et qui collectionne les réussites.
Mais au fur et à mesure que la rue gronde à Menzel Bouzayane, à Thala, à Kasserine et à Sfax ou ailleurs, le président déchu Zine El Abidine Ben Ali décide de changer de ministre de la Communication et ordonne à l’agence officielle Tunis Afrique Presse de publier des communiqués annonçant quelques faits d’armes d’une révolution qui vont pourtant l’obliger à fuir le pays, le 14 janvier 2011. Sans se départir d’une ligne de conduite bien connue: légitimer le pouvoir en place.
La télévision d’Etat continue, quant à elle, à donner une version bien particulière de la révolte tunisienne. Elle diffuse des scènes de pilleurs et de manifestants qui cachent leur visage derrière des foulards et qui saccagent et brûlent des services publics, s’attaquant avec véhémence aux forces de l’ordre.
Un régime qui perd la tête
Pendant ce temps, les blogs, réseaux sociaux (Facebook et Twitter notamment) et autres SMS présentent d’autres faits: des manifestants qui réclament des libertés et veulent que cesse une corruption qui a gangréné le pays et dont les premiers responsables sont des membres de la famille du président et de son épouse Leïla Trabelsi.
Ils montrent également un régime qui perd la tête, tuant et blessant des manifestants qui n’en finissent pas de remplir les urgences des hôpitaux. Ils contribueront d’une manière très significative à la mise à mort d’un système qui n’a que trop duré et qui fait souffrir des pans entiers de la société tunisienne.
La mayonnaise des médias, verrouillés depuis l’indépendance du pays, et pas seulement depuis l’arrivée de Ben Ali au pouvoir, en 1987, ne prend plus. Les Tunisiens écoutent, grâce aux Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), un autre son de cloche. Grâce notamment à certains blogueurs, comme Slim Ammamou, qui fera partie du premier et du deuxième gouvernements de Mohamed Ghannouchi.
Les NTIC continuent encore, aujourd’hui, à jouer un rôle de premier plan dans la production et la diffusion des informations. Constitution des comités de quartiers pour la protection des biens des citoyens; traque active des milices benalistes ou trabelsistes; sit-in d’Al Kasbah 1, réclamant le départ des ministres du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) du premier gouvernement Ghannouchi, ou, encore, sit-in d’Al Kasbah 2, réclamant l’élection d’une Constituante; rassemblement de la Coupole d’El Menzah pour demander l’arrêt des sit-in et autres grèves et le redémarrage de l’économie; et tout récemment sit-in du Bardo 1, initié pour exercer une pression sur la Troïka …: les réseaux sociaux sont de la partie rendant compte, à la virgule près, du vécu quotidien de la Tunisie post-révolutionnaire.
Le système médiatique s’écroule du coup. Et avec lui, aussitôt, le 14 janvier 2011, le président déchu parti, les premiers responsables des médias d’Etat. Dès les premiers jours de la révolution tunisienne, trois autres actions seront entreprises: la disparition du ministère de la Communication, bras droit de la propagande de Ben Ali; la constitution de «comités de rédaction» au sein des médias, notamment d’Etat, pour prendre en charge la gestion des contenus; et la remise sur pied du bureau directeur du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) limogé, en août 2009, par le pouvoir benaliste.
Un certain populisme
Les médias ne cesseront d’être, du reste, au centre des préoccupations des Tunisiens. Certains leur reprocheront d’être dociles, encore entre les mains des «sbires» de l’ancien régime. D’autres, leur reprochent, par contre, un certain populisme qui les ont conduit, notamment au cours des premiers jours de la révolution, à ouvrir le pot de la misère et de l’exclusion et de l’avoir exagérément mis en scène.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le premier gouvernement de la Tunisie post-révolutionnaire décide de créer une structure pour réformer le secteur de l’information, en l’occurrence l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (l’INRIC). Celle-ci se penche aussitôt sur des dossiers de première importance comme la refonte du Code de la presse et la création d’une instance de régulation de l’audiovisuel.
D’autres structures suivront. Ainsi, le marché des médias se structure et s’organise avec la création de nouvelles instances comme le Syndicat des journaux indépendants et de partis (SJIP), le Syndicat Tunisien des Dirigeants des Médias (STDM) et le Conseil National Indépendant pour l’Information et de la Communication (CNIIC) qui viennent s’ajouter à d’autres comme l’ATDJ (Association Tunisienne des Directeurs de Journaux) et le SNJT, qui ont changé de comités directeurs, ou encore le Syndicat Général de l’Information et de la Culture (SGIC) relevant de l’UGTT.
« Encadrer » Le marché des médias
La formation des journalistes va constituer un des moments forts de l’après 14 janvier 2011. Des organismes tunisiens, mais aussi des médias et ONG étrangers s’investissent dans de nombreux domaines dont certains étaient interdits comme le journalisme d’investigation.
Parallèlement à cela, de nouveaux journaux voient le jour. Certains «revoient» le jour ou plutôt renaissent. Dont l’hebdomadaire «Al Fajr» du mouvement Ennahdha. De nouvelles radios (12) et télévisions (6) sont, par ailleurs, autorisées.
Mais si le bâti peut se défendre, beaucoup reste à faire. Il faudra faire paraître les textes comme le Code de la presse et l’Instance de régulation de l’audiovisuel, et mettre en place cette dernière. Il faudra également créer d’autres structures capables de mieux «encadrer» le marché des médias comme un Office de Justification de la Diffusion (OJD) pour certifier les chiffres de l’audience de la presse écrite et un institut de mesure d’audience pour l’audiovisuel et la presse électronique. Il faudra aussi prévoir un statut pour la presse électronique.
Il faudra également continuer l’effort entrepris au niveau de la formation des journalistes. Car beaucoup pensent que s’il est vrai que rien ne peut être fait sans liberté, il ne peut y avoir une bonne presse s’il n’y a pas une bonne pratique de la profession journalistique. A ce propos, que de contenus illisibles, que de genres journalistiques quasi-absents, comme le reportage et le portrait.
Et que d’article où on mêle informations et opinions. Ce qui nous renvoie souvent au respect de la déontologie. Et de ce côté des choses, l’opinion publique reproche, quelquefois, encore aux médias des manipulations et des «dépassements» qui ne sont pas excusables dans une démocratie. Des productions médiatiques voire des médias paraissent, à ce propos, aux yeux de certains, comme «chargés de missions»; donc aux services d’intérêts bien particuliers.