Une arrogance totale de quelques responsables régionaux, dont le gouverneur de la région de l’époque, des dépassements de tous genres par des personnes soutenues par les Trabelsi, un sentiment général que la région est délaissée à son sort, une activité soutenue de la part de la société civile et un syndicalisme ancré dans l’histoire… Tel est le diagnostic de la situation à Sfax en 2010. Et comme la nature a horreur du vide, la première décennie du 21ème siècle a connu l’immigration d’un nombre très important d’opérateurs économiques de la région vers la capitale pour fuir la persécution fiscale et douanière, et à l’opposé, le flux migratoire des zones limitrophes des jeunes à la recherche de travail s’est développé considérablement.
Tous ces éléments ont représenté les ingrédients du malaise général d’une région en panne. Sfax se sentait visée par Ben Ali puisque beaucoup de ses responsables étaient nommés non par leurs compétences mais surtout par leur appartenance au clan des Trabelsi.
Puisant dans son histoire qui remonte au début du 20ème siècle, seule la société civile a pu afficher son opposition pour des projets locaux dont l’affaire du lot numéro 23 dont la vocation a changé d’une zone verte à une zone constructible, puis éclate l’affaire de la zone bleue, déclenchant ainsi un processus de colère générale. La connivence du gouverneur avec des nouveaux richards soutenus par les Trabelsi a contribué à la monté de la tension surtout que cette bande a voulu imposer ses lois en voulant privatiser les services municipaux afin de gagner de l’argent tout en hypothéquant l’avenir de la ville.
Cette situation a mis le feu aux poudres: médecins, avocats, représentants d’associations, journaux on line ont dépassé leur peur et manifesté ouvertement leurs refus de cette politique mafieuse. Pour la première fois, ce que tout Sfaxien pensait bas est devenu public, et pour la première fois aussi, le président de la République se plie à la demande populaire et donne ses instructions pour abandonner le projet.
Cette décision fut perçue comme le signal de la fin, le régime commençait à se plier à la demande populaire et faire des concessions. Une fin tant souhaitée par les habitants de la ville, une région qui croit que seul le travail est valeur de développement et générateur de richesses. Sfax était confrontée depuis deux décennies à une démarche donnant libre recours à une économie mafieuse et de spéculation.
Pour emprunter les termes marxistes, chômeurs, ouvriers mais surtout petits bourgeois se voient leurs pouvoir d’achat s’effondrer et cet équilibre de la classe moyenne, colonne vertébrale de l’équilibre dans la région mais du pays, est rompu par un appauvrissement rapide.
Feu Bouazizi est transféré à l’hôpital, la peur est franchie, le moment attendu avec tant d’impatience est venu. Le mot d’ordre est donné, il faut descendre dans la rue. Après un silence qui a duré longtemps, la pression de la base syndicale a contraint la commission administrative de l’UGTT régionale à rallier le mouvement populaire. La grève générale est décidée à Sfax et tout le monde a retenu son souffle, car quand l’UGTT de Sfax bouge, c’est tout le pays qui bascule.
Le 12 janvier, une manifestation regroupant entre 80 à 100 mille personnes se dirige vers la radio régionale. L’antenne, et pour la première fois dans son histoire, est ouverte à toutes les formations politiques sans aucune contrainte ou restriction. La manifestation du 12 janvier marque ainsi un tournant décisif dans la lutte contre le pouvoir central. Le soulèvement populaire dans les régions de l’intérieur est maintenant relié par un mouvement citadin dans la plus grande ville du pays. Le pouvoir est ainsi lâché ou en tout cas commence à vaciller.
Historiquement et de tout temps, Sfax est une région charnière. Il y a 130 ans, elle a résisté seule aux occupants français. Pendant la lutte nationale, elle a beaucoup contribué à la naissance de deux grandes figures du mouvement national et syndical (FARHAT Hached et Hédi Chaker). Pendant la consolidation du nouvel Etat tunisien, le congrès de Sfax de 1955 représentait un tournant décisif. Et Sfax était lors des périodes bourguibienne et benaliste une région militante pour dénoncer le blocage à son dynamisme et le mépris des pouvoirs centraux envers elle.
L’absence de l’investissement public dans la région ne l’a pas affecté elle seulement mais aussi son arrière-pays. Et c’est connu, quand Sfax a mal, c’est tout le pays qui souffre.
Sfax s’est révoltée contre la dictature et le régime mafieux, et elle était un des éléments déterminants dans la chute du régime. Elle le sera aussi pour la construction post-révolutionnaire si on lui donne les moyens pour être la locomotive du développement du sud du pays.
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