Le constat est sans appel: une année après le déclenchement, un certain 17 décembre 2010, de la révolution de la justice, de la liberté et de la dignité, les indignés –rebelles-révoltés des régions de l’ouest du pays sont toujours au point zéro. Ils continuent à se battre, parfois au prix de leur sang, contre les mêmes pratiques discriminatoires qu’ils avaient subies, du temps de la dictature du président déchu: iniquité, hogra, népotisme, marginalisation…
C’est hélas une évidence: pour eux, rien n’a changé. Ils sont toujours chômeurs. Ils vivent toujours dans la précarité et ne mangent pas toujours à leur faim. Conséquence: Ils ne ratent aucune occasion pour émigrer clandestinement, et aucune manifestation pour crier haut et fort leurs ras-le-bol.
La belle révolution qu’ils ont faite et dont le monde entier en parle avec admiration leur a échappé. Handicapée par l’absence de son encadrement et par sa spontanéité, cette révolution a été, tout simplement, récupérée, au moins, par quatre forces contre-révolutionnaires mieux organisées et mieux réseautées.
La première force est manifestement les trois gouvernements provisoires qui se sont succédé depuis le 14 janvier. Technocrates et apolitiques, ces gouvernements n’ont pas été à la hauteur de la situation révolutionnaire. Et comment peuvent-ils l’être lorsqu’on sait que la plupart de leurs membres sont d’anciens ministres issus du Parti socialiste destourien (PSD) de Bourguiba ou du Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD) de Ben Ali?
Même les ministres «off shore», qui ont brillé par leur incompétence, ont fait leurs carrières (entendez leurs fortunes) dans le sillage de l’ancien régime en qualité de «conseillers occultes». Conclusion: tous ces prédateurs étaient formés à l’école ultralibérale de Ben Ali et ne pouvaient pas ainsi apporter aucune réponse satisfaisante aux revendications sociales et existentielles des indignés des régions de l’intérieur.
Le débat mené à Tunis au sein d’institutions artificielles de la révolution (les fameuses trois commissions) a été empreint de cette logique et a privilégié le politique au socio-économique. Corollaire de ce débat: les revendications sociales ont été rejetées en second rang.
La deuxième force contre révolutionnaire est composée de cette armada de fonctionnaires qui continuent à faire la pluie et le beau temps, d’où tous ces dérapages générés par les résultats des concours et la non-prise en compte des désavantages structurels dont souffraient les régions à l’intérieur. Ainsi, on exigeait de l’expérience à un candidat kasserinois au concours d’instituteurs alors qu’il n’en a jamais l’occasion de le faire. C’est le cas aussi des concours organisés pour le recrutement d’agents et de cadres à la Compagnie des phosphates de Gafsa. Et la liste est loin d’être finie.
Rappelons cet élément d’histoire: du temps de Ben Ali et de Bourguiba, tous les cadres-décideurs-concepteurs en Tunisie étaient tous politisés et étaient obligés, pour monter en grade d’adhérer impérativement au parti au pouvoir. Ces cadres sont toujours là et les indignés, naïfs et ou organisés, ne pouvaient pas savoir qu’ils avaient en face d’eux une véritables armée de Rcdistes notoires, jaloux de leurs intérêts et privilèges, et capables de tout.
La troisième force est représentée par les membres du bureau exécutif de la centrale syndicale, l’Union Générale du Travail de Tunisie (UGTT) qui étaient mouillés avec la mafia de Ben Ali et ont intensifié les grèves, sit-in et autres revendications pour faire la pression sur un gouvernement apolitique et illégitime et obtenir, au profit des adhérents de l’Union, des majorations salariales significatives (question de les récupérer et de leur faire oublier leur compromission avec Ben Ali). Seulement ces majorations, qui ont fragilisé les caisses de l’Etat ont été faites aux dépens des révoltés-indignés des régions de l’intérieur lesquels en avaient le plus besoin pour survivre.
La quatrième force contrerévolutionnaire regroupe l’ensemble des partis politiques qui ont faussé le débat en l’orientant, exclusivement, vers les identitaires et la laïcité et en ignorant les besoins urgents des indignés. Certains partis, dopés par un argent occulte, ont acheté leur conscience et voix. Les Tunisiens savent, aujourd’hui, après les élections de la Constituante, que leurs compatriotes ont été fort nombreux à voter plus pour satisfaire des besoins urgents et immédiats que pour un idéal, celui d’élire les meilleurs juristes et intellectuels pour rédiger la future Constitution du pays.
Pris à la gorge par des difficultés générées par la concomitance de plusieurs périodes de grande consommation (Ramadhan, vacances estivales, rentrée scolaire, célébration de deux fêtes religieuses (Aid El Fitr et Aid El Idha…), ces Tunisiens, structurellement fragilisés par la précarité (1,5 million vivent de l’informel en plus des 750 mille chômeurs recensés), les maladies de tout genre, l’analphabétisme (1,9 million), ont succombé à la tentation d’échanger leur conscience contre de sommes modiques d’argent.
Point d’orgue de cette générosité des partis aux desseins inavouables, l’organisation en grande pompe, par le parti Ennahdha, de mariages groupés pour des dizaines de couples démunis. Ennahdha en a récolté les fruits: il est le parti majoritaire à la Constituante.
Au-delà des manœuvres des contre-révolutionnaires et de la détermination historique des indignés à poursuivre le combat, il faut reconnaître que le débat sur les régions de l’intérieur n’a pas eté aussi intense et aussi constructif qu’en cette période révolutionnaire. L’enjeu pour le prochain gouvernement réside dans la conciliation entre l’urgence d’entreprendre des actions concrètes en faveur des régions notamment en matière d’emploi et d’accès au marché de travail et celui de leur ouvrir de véritables perspectives à même de leur assurer un emploi permanent et une vie digne.