Tout a commencé par une information relayée sur les réseaux sociaux. Un jeune commerçant ambulant venait de s’immoler à Sidi Bouzid à cause de… la gifle d’un agent municipal. L’information a fait le tour du web en Tunisie. On en parlait en cachette dans les cafés et les maisons au début. Les médias locaux restaient bouche cousue.
Mais avec la montée des protestations à Sidi Bouzid et les centaines de vidéos circulant sur Facebook, le régime était obligé de s’expliquer. Sur TV 7, on relayait l’information comme fait divers: un marchand ambulant s’est immolé devant la municipalité de Sidi Bouzid après un affrontement avec l’agent municipal – qui était une femme. Celle-ci a été d’ailleurs incarcérée de suite pour être libérée après quelques mois. Bouazizi a été transféré au centre de traitement des brûlures à Ben Arous. Il est mort après deux semaines.
Personne ne peut oublier la photo publiée dans divers médias locaux, montrant le président déchu devant le corps couvert de pansements de Bouazizi. Une photo à la fois choquante, effrayante et symbolique. Bouazizi reflétait bien le corps malade d’une Tunisie blessée, agonisante. Cette photo qui a fait le tour des réseaux sociaux n’a fait que renforcer la rage des protestants, à côté des autres vidéos et photos de violence perpétrée par les services de sécurité à Sid Bouzid. L’activisme sur Internet a eu ses jours de gloire.
Révolution «virtuelle»…
Mais de là à considérer le rôle des réseaux sociaux dans la révolution tunisienne, il est dangereux de prétendre que cette révolution était purement virtuelle. Il est vrai que les réseaux sociaux ont joué un rôle important face à des médias asservis pour le régime, mais ils relataient la réalité du terrain. Les protestations n’étaient pas seulement conduites par des cyberactivistes mais aussi par des gens ordinaires enlacés par la dictature et l’injustice sociale. «Les médias sociaux ont servi à diffuser l’information censurée et à permettre à des milliers de citoyens de prendre conscience de la sauvagerie de l’ancien régime, mais les martyrs sont les vrais acteurs de la révolution. C’est la rue qui a fait tomber Ben Ali, et non Facebook ou Twitter», précise Mouna Ben Halima, blogueuse et secrétaire générale adjoint de l’association Touensa.
Mais l’importance de Facebook réside dans le fait qu’il a mobilisé une population jeune qui a trouvé un espace de liberté pour s’exprimer. Il ne faudrait pas oublier que Facebook a été bloqué pendant plusieurs jours en 2009 pour être débloqué «sous ordre présidentiel».
La censure qui a été d’usage durant l’ancien régime a fait que les événements de Gafsa en 2008, bien que connus, n’ont pas pu être médiatisés sur les réseaux sociaux.
Cyberactivisme…
La grande erreur du pouvoir est qu’il a «sous-estimé la capacité des activistes à relayer la mobilisation en décembre 2011», relate Riadh Ferjani, maître assistant à l’université Tunis Manouba, «devant un système médiatique qui exerce un black out total sur la révolte, donnant aux réseaux sociaux et aux chaînes étrangères, une audience inespérée».
Et il est important de préciser que cette mobilisation contre le pouvoir a commencé bien avant décembre 2010. Juste avant, en mai de la même année, un groupe de cyberactivistes a organisé une manifestation contre la censure baptisée «Nhar ala ammar», qui a été aussitôt réprimé par les «forces de l’ordre». Une réaction qui a eu le mérite de mobiliser encore plus de gens à cette cause.
«Depuis cette initiative, j’ai su que je ne pouvais rester dans mon coin et continuer à accepter que notre pays échappe à toutes les règles démocratiques. Ma motivation première était la liberté de la presse, étant convaincue qu’à travers elle, nous aurions une alternance du pouvoir en 2014», précise Mouna Ben Halima. «Après la campagne contre Ammar 404 en mai, je me suis mise à suivre les publications et profils censurés. J’ai signé la pétition contre l’appel pour 2014 de Salah Zeghidi parue en octobre 2010. J’ai publié en clair les télégrammes de Wikileaks sur mon profil Facebook afin que ces articles soient partagés par le plus grand nombre; et j’ai participé sur Twitter et Facebook à une campagne de dénigrement des festivités du 7 novembre et des dépenses y afférentes», ajoute-t-elle. Un activisme qui n’est pas resté inaperçu par le régime en place puisque Mme Ben Halima a reçu des messages et des appels masqués l’appelant à arrêter ses activités.
Tel est le cas aussi d’Emna Ben Jemaa, blogueuse et journaliste, qui a été arrêté lors de la campagne contre la censure. Durant la période précédant le 14 janvier, sa principale activité consistait à participer à des manifestations qu’elle relayait surtout sur Facebook et Twitter. Son interview avec Sakher El Materi a fait le tour du web.
Récupération politique…
Mais les cyberactivistes tunisiens ont-ils bien mesuré, avant la révolution, l’influence des réseaux sociaux? Selon Mme Ben Jemaa, «Facebook était perçu comme un réseau pour passer le temps, mais beaucoup ont dès le début senti son pouvoir mobilisateur. Juste avant la révolution, les réseaux sociaux ont joué le rôle de médias citoyens. Ils ne décryptaient pas l’information mais ils relayaient ce qui se passait exactement. Les vidéos et photos de mort ont permis à certains de sortir de leur léthargie et de s’impliquer de manière plus active dans le processus révolutionnaire», estime-t-elle.
Mais l’évolution qu’ont connue les réseaux sociaux après la révolution a provoqué le scepticisme de plus d’un. Facebook, jadis un «terrain de lutte» conte la dictature, est devenu un terrain de lutte entre différentes affiliations politiques et idéologiques. «Alors que les blogueurs semblaient déserter le terrain du cyberactivisme, tant ils étaient sollicités par les médias ou la cooptation politique, Facebook est devenu un terrain de luttes politiques avec des ramifications aussi bien dans les journaux online que dans la presse écrite et les médias audiovisuels hérités de Ben Ali», explique M. Ferjani.
Ce que partage Emna Ben Jemaa, affirmant qu’il s’agit de la récupération politique que certaines parties ou partis utilisent pour communiquer ou même manipuler. «Je pense que Facebook ressemble actuellement à «une poubelle de la rédaction d’un journal». Il y a de tout. Il y a de bons articles mais aussi de très mauvais brouillons».
La lutte continue…
Ce réseau social a connu un boom au niveau du nombre de ses adhérents tunisiens. On estime qu’ils sont actuellement près de 2.400.000 contre 1.700.000 avant la révolution. De même pour Twitter qui compte actuellement 15.000 adhérents contre 3.000 auparavant. D’ailleurs, Mouna Ben Halima préfère Twitter à Facebook. «Je reste prioritairement connectée à Twitter, car les échanges sont d’un cran plus “engagé” et sont plus “politiquement murs”».
Le cyberactivisme post-révolution a revêtu aussi un autre sens. Un activisme plus attaché au terrain. Les exemples ne manquent pas puisque plusieurs associations ont vu le jour, montrant un intérêt pour les actions citoyennes. C’est ainsi que l’association touensa est née, le 12 janvier 2011, sur Facebook, spontanément. L’association s’intéresse principalement à l’éveil démocratique et de vigilance médias. Selon sa secrétaire général adjoint, son objectif est d’expliciter des concepts démocratiques et politiques inconnus pour la très large majorité des citoyens tunisiens, vu l’absence totale de culture politique sous l’ancien régime. Entre janvier et août 2011, Touensa a organisé des “cafés citoyens”, à l’image des cafés littéraires de la moitié du 20ème siècle à Paris.
Pour Emna, il s’agit de terminer la lutte pour la liberté d’expression. Après la révolution, elle a créée une association qui s’intéresse sur la réforme des institutions. Elle travaille également avec un groupe de femmes tunisiennes et égyptiennes sur un projet sur la citoyenneté. «Je crois que chacun a un travail à faire. La mienne est de continuer à m’exprimer librement sur antenne et dans mes écrits malgré toutes les formes de pression. Je refuse qu’on puisse un jour se retrouver comme quelques années après 1987. La liberté d’expression sera donc mon combat de tous les jours».